La fin d’une époque
Sous le règne de Louis-Philippe, la facture d’orgue, longtemps fidèle au postclassicisme devenu une véritable « tradition », évolue à pas de géant. Subissant les influences conjuguées de l’Allemagne et de l’Angleterre, elle s’engage résolument dans la voie du progrès, grâce aux recherches scientifiques menées par un Cavaillé-Coll ou un Barker.
Les modèles laissés par Clicquot demeurent encore, pendant quelques temps, une référence obligée. Lorsque en 1833 s’ouvre le concours pour la construction d’un orgue à la basilique Saint-Denis, le jury prend pour modèle la disposition de Saint-Sulpice.1 Cependant l’œuvre de Cavaillé-Coll, achevée en 1841, encore postclassique sur le plan sonore, ouvre des perspectives toutes autres dans le domaine technique.2 De retour d’un voyage en Allemagne, le même Cavaillé-Coll construit en 1846, pour la récente église de la Madeleine, un instrument radicalement nouveau, synthèse du plein jeu et du majestueux chœur d’anches de ses devanciers, des fonds germaniques (Gambes, ondulant, 32 pieds de pédale), des avancées techniques récentes (machine pneumatique, console retournée) et de ses recherches personnelles (appels, Flûtes harmoniques, Cor anglais piriforme).
De son côté Louis Paul Dallery tente une timide modernisation, adoptant la boîte expressive, les jeux à anches libres et quelques timbres à la mode comme la Clarabella ou le « Solicional »3, mettant au point un nouveau type de soufflerie et, pour le coup trop en avance sur son temps, expérimentant les claviers à 61 notes.4 Mais il refuse le levier pneumatique, affirmant, dans un français exquis qui tranche avec la langue de capitaine d’industrie de ses collègues :
[…] à côté de l’adoucissement des claviers [que la machine Barker] procure se trouve un inconvénient d’une nature si grave que j’oserai dire qu’il n’en eut pas fallu davantage il y a cinquante ans pour empêcher un orgue neuf d’être reçu et pour faire dire de celui déjà en réputation auquel le dit mécanisme eut été appliqué qu’il était gâté. 5
En 1839, alors que Danjou prend en main les destinées de la maison Daublaine-Callinet, il offre un pont d’or à Louis Paul Dallery pour rejoindre l’entreprise. Peu enclin aux compromissions, ce dernier décline, laissant le champ libre à un disciple de son père, Louis Callinet (1786-1846).6 Peu à peu, les artisans encore à l’ancienne mode sont poussés vers la sortie : les grandes entreprises modernes vont régner désormais sans partage.
La reconstruction de l’orgue de Saint-Sulpice par Cavaillé-Coll (1863), annoncée par son auteur comme un « trait d’union entre l’art ancien et l’art nouveau », est une dernière révérence à Clicquot et à ses successeurs, dont toute la tuyauterie est conservée. Elle est tout autant le départ d’une ère nouvelle, avec l’application du nouveau diapason officiel (la = 435 Hz)7 et surtout l’entaille de timbre qui relègue définitivement dans le passé les harmonies douces et transparentes de l’orgue postclassique.
En 1875, lorsque meurt Louis Paul Dallery, lequel construisit en 1825, pour la chapelle de la Sorbonne, un orgue comme Clicquot l’aurait fait cinquante ans plus tôt, Charles Mutin entre comme apprenti chez Cavaillé-Coll…
Ingratitude
La postérité ne sera guère tendre avec les Dallery, n’épargnant que Pierre, lequel, on l’a vu, partageait pourtant à peu près les mêmes idées que ses descendants. On leur fit grief d’avoir utilisé des jeux de remploi : on se demande bien pourquoi, ayant à leur disposition des stocks considérables de tuyauterie de première qualité, issus des démontages de la Révolution, ils en auraient construits des neufs. Cela ne devait d’ailleurs pas faciliter la tâche des experts d’aujourd’hui, bien en peine d’établir, en l’absence de documents d’archives, si tel jeu a été posé par Clicquot ou par ses successeurs.
On leur reprocha bien sûr la suppression des Pleins jeux, considérée comme une faute inexpiable de lèse classicisme, certains organologues parmi les plus sérieux allant jusqu’à donner crédit aux persiflages de Simon, organiste du Cavaillé-Coll de Saint-Denis :
[…] mutilation qui malheureusement a été pratiquée plusieurs fois par Dallery père [Pierre François] dont l’embonpoint ne lui permettait pas d’accorder facilement 5 à 11 tuyaux pour une seule note, il trouva plus ingénieux afin d’économiser quelques minutes de les supprimer.
Rappelons que ces propos, tenus plus de quinze ans après les faits, s’inscrivent dans le cadre d’une bataille féroce entre grandes entreprises modernes et artisans pétris de tradition, accusés de se laisser aller à la routine plutôt que de prendre le train du progrès.8
Ni « classiques », ni « modernes », ayant vécu en un temps qui a peu la faveur des historiens, les Dallery demeurent difficiles à ranger dans une case.
Une question demeure, à laquelle il est sans doute impossible de répondre : quelle aurait été l’attitude de François Henri Clicquot, mort en 1790 à l’âge de cinquante-huit ans, s’il avait vécu plus longtemps ? Aurait-il considéré que les Fonds et les Flûtes étaient « infiniment plus intéressants » que les Pleins jeux, comme son ancien associé Pierre Dallery ? Aurait-il lui-même supprimé Doublettes, Fournitures et Cymbales dans certains de ses orgues, « mutilation » qui lui fut d’ailleurs longtemps attribuée à Saint-Nicolas des Champs ? Au moins n’aurait-on pas osé l’attribuer à son « embonpoint »…
Vincent Genvrin
1 Cf. dans l’ouvrage de Pierre Hardouin Les grandes orgues de la basilique Saint-Denis un tableau éloquent comparant cette disposition avec le Cosyn-Hamel de Beauvais (1829), le projet pour Saint-Denis rédigé par Berton, président de la commission, le contre-projet et la réalisation finale de Cavaillé-Coll.
2 C’est la raison pour laquelle nous proposons la date de 1833, ouverture du concours, comme fin symbolique de la période postclassique.
3 Cf. le devis (non réalisé) rédigé pour l’orgue de Saint-Nicolas des Champs en 1844.
4 Cf. Notre-Dame (1833-1838) et son projet pour Saint-Denis.
5 Lettre accompagnant son devis pour Saint-Nicolas des Champs, 7 mai 1844.
6 Denis Havard de la Montagne, op. cité.
7 Les Dallery étaient restés fidèles au diapason de la fin du XVIIIe siècle (environ un ton plus bas), également appliqué par la maison Daublaine-Callinet/Ducroquet dans certains instruments.
8 Les archives concernant l’orgue de Saint-Nicolas des Champs donnent une idée des procédés employés pour se débarrasser de Louis Paul Dallery au profit d’une maison « dans le vent », en l’occurrence Daublaine-Callinet/Ducroquet ou Cavaillé-Coll, dont les projets de modernisation ne furent d’ailleurs pas appliqués faute d’argent.
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