L'orgue postclassique parisien
(1733-1833)

par Vincent Genvrin

pages : 1234


Les Dallery

Tout comme la période révolutionnaire, l’Empire et le règne de Louis XVIII puis Charles X furent placés, esthétiquement parlant, sous le signe de la continuité.

Les organistes du temps de Louis XVI sont toujours en place (Guillaume Lasceux, Nicolas Séjan, Antoine Desprez), régnant à la même tribune, à moins qu’un rejeton ne leur ait succédé, dans la plus pure tradition « dynastique » d’Ancien Régime : Gervais François Couperin (fils d’Armand Louis) occupe la tribune familiale de Saint-Gervais ; Jacques Marie Beauvarlet-Charpentier (fils de Jean-Jacques) est passé à Saint-Germain des Prés et Saint-Eustache, l’église Saint-Paul et son orgue ayant été détruits. L’orgue de Saint-Roch, laissé vacant par la mort de Balbastre, est repris par François Lefebvre dit Lefébure-Wely (1756-1831)1, auparavant à Saint-Jacques du Haut Pas.

La musique qu’ils pratiquaient n’avait guère évolué : simplement les Judex crederis, devenus un temps batailles au prix de modifications mineures, étaient revenus à leur destination première. Tout au plus remarque-t-on une influence ponctuelle de la musique militaire, très en vogue alors que la France part à la conquête de l’Europe.2

En condamnant les petits instruments, la Commission temporaire des Arts avait agi selon l’esprit des Lumières : quelle importance pouvaient avoir ces vestiges d’un temps révolu, orgues de couvent, de maîtrise ou de chapelle, indéfiniment rapetassés depuis le XVIIe siècle ? Bien souvent, les édifices qui les abritaient avaient disparu, ou disparaîtraient progressivement, transformés en carrières de pierre. C’était pourtant une perte considérable en termes de gagne-pain, tant pour les facteurs qui les entretenaient que pour les organistes qui les jouaient. Il faudra aussi compter avec la diminution du nombre des offices3 et les conséquences funestes de la suppression des maîtrises, autrement dit la disparition de tout enseignement musical public hors le nouveau Conservatoire de Paris.

Les uns et les autres vont donc traverser une époque difficile qui ne trouvera son issue que sous la monarchie de Juillet, lorsque s’imposera la nécessité d’un orgue de chœur (Saint-Etienne du Mont, 1829). Cet héritier lointain des orgues de maîtrise ouvrira un énorme marché pour les premiers et multipliera les emplois pour les seconds, avant que l’Etat ne prenne officiellement en mains le subventionnement de la facture d’orgue (1848) et la formation des musiciens d’église (Ecole Niedermeyer, 1853).

Depuis bien avant la Révolution, l’essentiel de l’activité parisienne était concentrée sur un seul atelier, celui des Clicquot. Marquée par la disparition soudaine de François Henri (1790), et celle, prématurée, de son fils Claude François (1762-1800), lequel exerça à partir de 1793 une activité de « directeur des transports militaires » – ambivalence typique des temps de guerre –, la maison fut reprise en 1801 par un de ses meilleurs harmonistes, Pierre François Dallery (1766-1833). Ce fils d’un ancien associé de François Henri Clicquot4 était également le filleul d’Antoinette Poinsellier, l’épouse de l’ancien patron.5 Devenu facteur d’orgue de l’empereur puis, à nouveau, du roi, il léguera titre et atelier en 1826 à son fils Louis Paul (1797-1875).6

La Byographie de P. F. Dallery et de L. P. Dallery7, sans doute rédigée par ce dernier, fait le bilan des travaux exécutés jusque dans les années 1840 : l’activité semble importante, même si elle consiste essentiellement en travaux de relevage, de modification ou d’agrandissement, presque tous effectués sur les chefs-d’œuvre légués par Clicquot. Aucun instrument totalement neuf ou presque, si ce n’est des cabinets d’orgue et celui, conservé presque intact, de la chapelle de la Sorbonne (1825). En somme, l’atelier n’a fait que reprendre ce qui fut l’essentiel de sa mission sous Louis Alexandre Clicquot, à savoir entretenir et, avec prudence, mettre au goût du jour le patrimoine existant. Rappelons que la frénésie de construction d’orgues neufs qui caractérise le règne de François Henri fut une exception dans l’histoire de la facture d’Ancien Régime, autorisée d’ailleurs par des acrobaties financières extrêmement risquées8 avec lesquelles renouera le Second Empire.

La question des Pleins jeux

Les Dallery demeurèrent donc fidèles à l’esthétique de François Henri Clicquot. Seule véritable nouveauté à signaler – mais elle fit couler beaucoup d’encre par la suite –, la suppression par Pierre François des Fournitures et Cymbales à Saint-Gervais (1811), à la chapelle royale de Versailles (1817) et à Saint-Nicolas des Champs (1825). Celle-ci était justifiée par une récente manière de traiter le plain-chant (harmonisation au soprano sur le Grand chœur et non en basse sur le Plein jeu), déjà pratiquée ponctuellement avant la Révolution. Elle ne fut pourtant pas appliquée partout, loin de là, et même « corrigée » par Louis Paul Dallery à Saint-Gervais en 1843 : sans doute l’abondance des Grands chœurs était-elle fatigante pour l’oreille, et la tradition les Plains-chants en basse moins facile à déraciner qu’on ne l’avait cru.

Il n’en demeure pas moins surprenant qu’un disciple direct de Clicquot ait sacrifié sans état d’âme une partie de l’orgue d’Ancien Régime aussi caractéristique à nos oreilles que le Grand Plein jeu. C’est que, dès avant la Révolution, l’intérêt des organistes se portait ailleurs : nous verrons la maladresse d’un de ses plus éminents représentants pour traiter le plain chant22. Les jeux de fond et particulièrement les huit pieds, les anches, en chœur ou en soliste, autrement dit la partie « symphonique » de l’orgue, était passée au premier plan, et c’est bien cette partie, déjà considérablement développée par Clicquot, qui sera la préoccupation exclusive de ses successeurs. Chargé de rétablir l’orgue de Saint-Roch, Pierre Dallery, l’ancien collaborateur de Clicquot, constate :

Quant au Plein jeu […] il est en assez mauvais état, on pourrait se dispenser de le remplacer, attendu que ce jeu n’est plus d’une nécessité absolue et qu’il faut augmenter les fonds et les flûtes de cet orgue, détail infiniment plus intéressant, il suffira d’en recomposer un pour le Positif.9

Notre-Dame et Saint-Sulpice à Saint-Roch

La composition de cet orgue de Saint-Roch10, pillé pendant la Révolution, reconstruit par Pierre Dallery en 1805 en y intégrant des tuyaux en provenance des Petits-Augustins et de l’Ecole militaire, ces derniers refondus, encore modifié par Pierre François en 1826, donne une idée de la manière dont on concevait alors un grand orgue de paroisse.

Le Plein jeu est cantonné au Positif11, avec neuf rangs sur trois registres, de même que le Jeu de Tierce. En revanche le chœur des « Flûtes » (dénomination donnée alors à l’ensemble des jeux à bouche de 8 pieds12) est considérable, avec six jeux ouverts (dont quatre en dessus avec des étendues soigneusement dosées) et deux bouchés, complétés par une Flûte de Récit et les deux jeux habituels de l’Echo, soit onze jeux au total.13

« L’inflation » des Flûtes n’est pas une nouveauté. Elle est très clairement perceptible chez Clicquot : les instruments à quatre claviers comportent, à partir de 1768, trois 8’ au Grand orgue (Montre, Bourdon, dessus de Flûte) et deux au Positif : Bourdon et « Huit pieds » complet – avec souvent quelques notes graves communes aux deux jeux –, même si le Grand orgue est dépourvu de Montre 16 ; en l’absence de Huit pieds au Positif, d’ailleurs assez rare, il y a toujours un dessus de Flûte 8.14 Dès la décennie suivante, les grands Positifs possèdent trois 8’ : Montre ou Huit pieds, Bourdon, dessus de Flûte15, ce dernier jeu prenant souvent la place du Larigot devenu inutile.16 Enfin, à Notre-Dame (1784-1788), Clicquot ajoute un quatrième 8’ tant au Positif qu’au Grand-orgue, avec le probable débouchage / manchonnage du Bourdon 8 de ce dernier clavier.17

Le chœur de Flûtes de Saint-Roch n’est donc que l’application, à un orgue de paroisse, d’un procédé rendu nécessaire par l’acoustique démesurée de l’église métropolitaine : nous avons déjà constaté cette tendance à propos de Saint-Gervais.

Mieux, les Dallery semblent avoir souhaité réunir à Saint-Roch des caractéristiques issues, non seulement de Notre-Dame, mais aussi de l’orgue géant de Saint-Sulpice : clavier de Bombarde avec batterie 16-8-4 et Cornet, Récit avec Hautbois et Trompette, Pédale avec ravalement des anches 16-8-4 au fa et Gros Nazard (détails communs avec Notre-Dame) et 2e Clairon, grand Echo avec Clairon au mi2 (fa2 à Saint-Sulpice, sol2 à Notre-Dame). Il faut encore ajouter l’étendue ut1-fa5 des grands claviers comme à Nantes ainsi que la présence de deux Hautbois et d’un ravalement des fonds de Pédale (avec Bourdon 16), éléments empruntés à l’orgue de Saint-Nicolas des Champs.

Seules initiatives sans précédent connu chez Clicquot : un Basson 8 à triple cône placé non à un clavier manuel mais à la Pédale et un curieux « Galoubet »18 au Grand-orgue, sans doute plus anecdotique qu’autre chose.

Pour alimenter cet orgue exceptionnel, les Dallery prévoient onze soufflets cunéiformes, soit quatre de plus que dans l’orgue Clicquot de 1769, pour seulement trois jeux supplémentaires !

On consultera également la composition de Saint-Nicolas des Champs en 1825, après l’intervention de Pierre François Dallery.19 Aux deux Doublettes ont succédé autant de dessus de Flûte 8, renforcées par le débouchage et manchonnage du dessus du Bourdon 8 du Grand orgue, (comme sans doute à Notre-Dame en 1788), avec une Flûte 8 supplémentaire au Récit (sommier augmenté d’une chape). Le nombre total de fonds 8 ouverts s’élève donc à douze, dont huit pour les grands claviers ! La suppression des Fournitures et Cymbales a permis le réaménagement du plan des anches, avec la mise sur deux chapes de la Bombarde manuelle, sans doute pour faciliter son accord et sa stabilité, et une probable modification du Positif20 : Clairon complet devenu indépendant du dessus de Hautbois placé sur une chape particulière, avec augmentation de son étendue jusqu’au la2 ; ajout de quelques notes à la basse de Basson (déjà autonome en 1776).21

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1 Il s’agit du père du célèbre Louis James Alfred Lefébure-Wely (1817-1869).

2 Cf. le Concert d’harmonie militaire dans l’Essai théorique et pratique (1809) de Guillaume Lasceux.

3 Messe, vêpres et Salut les dimanches et fêtes d’obligation, ces dernières réduites au minimum par Napoléon, soit un manque à gagner considérable par rapport à l’Ancien Régime. La participation de l’orgue au casuel (mariages et enterrements), acquise progressivement, va en partie combler ce vide.

4 Pierre Dallery (1735-1812), d’origine picarde, contemporain et associé de François Henri Clicquot de 1767 à 1778 et ayant, à ce titre, certainement travaillé à Saint-Nicolas des Champs. Il réintégra l’atelier pour quelques années lorsque son fils en prit les rênes (1801-1806).

5 Le rôle des Dallery durant le bref règne de Claude François Clicquot reste à éclaircir, surtout à la reprise des activités après « l’année noire » que fut 1793 : Pierre était-il déjà revenu à l’atelier ? Pierre François, qui ne semble pas l’avoir quitté, était-il déjà le patron de fait, pendant que le dernier des Clicquot s’adonnait exclusivement aux transports militaires ? La présence des deux Dallery à la Commission temporaire des Arts – et l’absence de Claude François – le suggèrent.

6 Sur l’histoire des Dallery, voir la remarquable étude de Denis Havard de la Montagne, mise en ligne sur le site Musica et Memoria http://www.musimem.com/dallery.htm et dont nous tirons l’essentiel de nos informations.

7 Reproduite in extenso sur le site Musica et Memoria.

8 A la mort de François Henri, l’orgue de Saint-Nicolas des Champs n’était toujours pas payé entièrement, plus de treize ans après son achèvement.

22 Cf. La musique postclassique en question, Quintes parallèles.

9 Loïc Métrope, Les grandes orgues historiques de Saint-Roch, 1994, p. 24 ; nos italiques. Rappelons que Pierre Dallery, associé de François Henri Clicquot de 1767 à 1778 est revenu dans l’atelier quand son fils en a pris la direction en 1801. Il semble avoir joui d’une certaine autonomie comme le montre ce projet rédigé et signé par lui.

10 Voir en annexe.

11 A cette époque, un seul Plein jeu était nécessaire et suffisant pour le Plain-chant en basse. Les Pleins jeux à deux chœurs, encore signalés par Dom Bedos, comme d’ailleurs les Pleins jeux sans cantus firmus, semblent avoir totalement disparu : Lasceux n’en souffle mot dans son Essai. Les plains-chants en basse, pour être de nature « utilitaire » étaient néanmoins très fréquents (cf. les Messes rédigées par Lefébure-Wely père pour son jeune fils, avec plus de la moitié des versets répondant à ce type). Ce Plein jeu unique était placé soit au Grand-orgue soit au Positif : dans ce dernier cas on pouvait jouer le cantus à la main, sur les anches du Grand-orgue accouplé, disposition signalée par Lasceux et idéale pour les « amateurs ». Le jeune Lefébure-Wely, alors trop petit pour atteindre les pédales, utilisait le clavier de Bombarde pour bénéficier du 16 pieds d’anches.

12 On trouve parfois, comme chez Lasceux, une distinction entre « Bourdons » (jeux bouchés) et « Flûtes » (jeux ouverts en étain appelés indifféremment Montre, Flûte ou Huit pieds).

13 On ignore en quoi ont consisté exactement les travaux de Pierre François Dallery en 1826. Le rapport de Pierre Dallery cité plus haut prouve cependant que c’est bien ce dernier qui a ajouté (ou souhaité ajouter) les deux Flûtes supplémentaires, celles-ci étant la seule adjonction aux « Fonds et Flûtes » des claviers principaux de l’orgue précédent.

14 Au XVIIe siècle il n’y a que trois 8’ (Montre et Bourdon Grand-orgue, Bourdon Positif), même si l’orgue possède une Montre 16 ; la Montre 8 de Positif est rarissime et réservée aux orgues des très grandes églises. Au XVIIIe apparaît le dessus de Flûte placé indifféremment au Grand orgue ou au Positif ; la Montre 8 se fait moins rare à ce dernier clavier. On atteint donc fréquemment le nombre de quatre ou cinq jeux de 8, et jusqu’à six en Normandie grâce à un dessus de Flûte supplémentaire (cf. note suivante).

15 Le premier exemple chez Clicquot d’orgue à six jeux de 8’ (3+3) est Saint-Nicolas des Champs (1773-1776). Il n’est pas impossible que Clicquot ait emprunté cette caractéristique aux orgues de Lefebvre qu’il découvre alors (restauration de l’orgue de Saint-Etienne des Tonneliers à Rouen, 1771-1772).

16 Le Larigot n’a, depuis le XVIIe siècle, que deux usages : servir d’accompagnement aux Basses de Trompette (avec 8 ou 8-4, soit un mélange creux) et enrichir le Jeu de Tierce pour la Tierce en taille. La disparition de ce jeu est un indice de diffusion du style « classique » qui n’emploie plus ces deux formes de Récit, encore décrites par Dom Bedos. Le cas de l’orgue tardif de Poitiers (1790) est intéressant, avec un Larigot porté au devis, certainement réclamé par l’organiste, et remplacé en cours de réalisation par un dessus de Flûte.

17 Voir composition en annexe, accompagnée d’une discussion sur certains points contestés par Pierre Hardouin. Pierre François Dallery, qui a évidemment participé à ce chantier, était âgé de vingt-deux ans lors de son achèvement, et l’on peut supposer qu’il a été particulièrement frappé par ces Flûtes supplémentaires. Peut-on imaginer qu’il ait eu une part active dans leur installation qui s’est faite en cours de route ? Ce dernier fait plaide en faveur d’une idée d’harmoniste, insatisfait de l’effet dans la nef des six jeux de 8’ ordinaires. En 1868 Cavaillé-Coll n’agira pas autrement en dotant l’orgue de Notre-Dame, là aussi en cours de chantier, de quatre Flûtes harmoniques au lieu des trois prévues au devis.

18 L’inventaire établi après le décès de la veuve de François Henri Clicquot signale la présence dans l’atelier de « 29 tuyaux de galoubet ».

19 On ignore si les modifications constatées en comparant le rapport Molard (1795) et les relevés de Cavaillé-Coll (1842) et Batiste (1845) ont été effectuées précisément à cette date. On sait seulement que des travaux réglés 3500 francs ont été réalisés en 1825 par Pierre François Dallery (la Byographie évoquant un simple « relevage ou nétoiement »), qu’il était chargé de l’entretien de l’instrument et que les modifications en question portent sa marque.

20 La composition d’origine du Positif, et donc les éventuelles modifications apportées par Clicquot lui-même puis par Dallery n’ont pu être déterminées avec certitude. Nous avons développé ailleurs notre hypothèse concernant l’existence à ce clavier d’un Clairon-Hautbois 4/8 dès 1776 (texte joint aux annexes de l’Etude préalable de Christian Lutz consacrée à l’orgue de Saint-Nicolas des Champs, 2008).  

21 Les planches de Clicquot décrivent un Basson limité au fa3, alors que celui de Saint-Nicolas culmine à l’ut4 en 1842.


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