Le fond du problème
Un point demeure sujet à polémique, ce qu’il faut bien appeler la « qualité musicale » intrinsèque du répertoire postclassique. Pour y voir plus clair, il est nécessaire, à notre avis, de distinguer ce qui relève de l’écriture proprement dite et ce qui relève de l’esthétique.
Lasceux savait faire sonner un orgue, la cause est entendue. C’était très certainement, comme tous ses confrères, un brillant improvisateur. Mais savait-il écrire ? Un examen un peu attentif de ses compositions nous incite à croire que non. L’explication de ce mystère est sans doute à chercher dans la formation qu’il reçut.
Les organistes de la génération précédente n’ont presque pas publié, on l’a vu. Ceux du « siècle de Louis XIV » à peine plus : en général un livre unique en leur jeunesse. Mais ces rares ouvrages révèlent une grande habileté de plume, particulièrement dans le genre contrapuntique, ce qui implique, étant donné la précocité de ces publications, une formation de haut niveau.1 Cette exigence semble avoir été maintenue jusqu’au milieu du XVIIIe siècle : d’Aquin pratiquait les mêmes pièces contrapuntiques que ses prédécesseurs2, même si le style en était sans doute plus « gracieux » ; Balbastre, s’il donnait volontiers dans la facilité, n’en avait pas moins reçu une solide formation à Dijon auprès du frère de Rameau.3
En somme, les organistes nés avant 1740 savaient écrire mais le faisaient peu, et ceux nés après cette date, mal à l’aise la plume à la main comme nous allons le voir, publièrent à tour de bras, dans une forme abrégée qui les arrangeait bien.
Lasceux pratique volontiers les formes contrapuntiques traditionnelles, particulièrement le Plein chant à quatre parties (en basse, Grand Plein jeu et Anches Pédale avec Bombarde), le Plein chant figuré (également en basse, mais sur le Grand chœur) qui est, d’après l’auteur, une imitation du « chant sur le livre » et bien sûr la fugue, très prisée à l’époque.4 Mais sa science se révèle extrêmement médiocre : à propos du Plein chant à quatre parties, il recommande gravement d’éviter « deux accords parfaits et deux quintes de suite » ; hélas, l’exemple musical n’est pas à la hauteur, avec, dès la deuxième mesure, de superbes quintes parallèles que d’Aquin eût corrigées en un tour de main.
On pourrait penser que cette bévue est de peu d’importance. Remarquons cependant que ce Plein chant n’est pas une pièce écrite sur un coin de table, mais bien le frontispice d’un traité où l’auteur entend faire la démonstration d’un « Art de l’orgue », et précisément dans un genre qui a quelques lettres de noblesse. Surtout, le contrepoint ne s’y révèle pas seulement maladroit mais aussi et surtout raide et compassé. C’est d’ailleurs en ajoutant quelques croches ici et là pour apporter une vie factice que Lasceux s’est pris les pieds dans le tapis. Il semble loin le temps où Burney pouvait dire de Balbastre qu’il « brodait [sur le plain-chant] avec beaucoup de science et de fantaisie ».5
L’expression « deux accords de suite » est révélatrice.6 A l’évidence, Lasceux a reçu une formation fondée exclusivement sur la basse continue, l’apprentissage du contrepoint se réduisant à quelques rudiments. Ce n’est pas très étonnant : au cours du XVIIIe siècle la pédagogie évolue radicalement en abandonnant l’antique « solmisation » et en appliquant, d’une manière certainement excessive et malhabile, les théories de Rameau sur la « basse fondamentale ».
Anachorètes continuistes
La musique de plusieurs auteurs du milieu du siècle, en particulier Michel Corrette (1707-1795), montre comment la basse continue, à l’origine pur procédé d’accompagnement, a peu à peu « déteint » sur la musique pour clavier seul, y compris dans des formes a priori contrapuntiques telles que la fugue7 : de là ces parties de soprano stagnantes, cette absence d’animation rythmique en dehors de la seule basse, cette disposition déséquilibrée où la main gauche ne participe jamais au ténor, cette succession réglée de positions de main droite apprises par cœur issues en droite ligne de la « règle de l’octave » qui rendent si terne la plus grande partie de ses pièces d’orgue.8
Célèbre pédagogue, Corrette va répandre cette technique donnant à n’importe qui ou presque, et en peu de temps, la possibilité d’improviser. Le surnom « d’anachorète » (âne à Corrette) donné à ses élèves laisse entrevoir le peu d’estime que leur portaient les musiciens formés à l’ancienne école…
Bien qu’ayant écrit des méthodes pour tous les instruments ou presque, Corrette n’en a pas laissé pour l’orgue : c’est son Troisième Livre qui remplit plus ou moins cette fonction, du moins en ce qui concerne les pièces sur le plain-chant, contrapuntiques par nature, et que l’organiste avait obligation de jouer à l’office.
A l’encontre d’un Lambert Chaumont qui donne une véritable méthode de contrepoint dans la préface de son Livre d’orgue9, Corrette fournit à l’apprenti organiste une version écrite de tous les plains-chants en usage, traités en basse et à trois voix : apparemment il considère que l’improvisation de ces versets est hors de sa portée. En revanche, pour la fugue grave, il indique par quelques exemples comment en réaliser soi-même, à l’aide d’un procédé ingénieux qui, en pratique, réduit les quatre parties à deux : entrée de la troisième voix avec une partie centrale simplissime (tenues) puis accords du type « règle de l’octave » à partir de l’entrée de la basse.
Ce pseudo Livre d’orgue (1756) parachève une formation minutieusement réglée, chef-d’œuvre de « behaviorisme » avant la lettre, qui débute par Les Amusemens du Parnasse, méthode courte et facile pour apprendre à toucher le clavecin (1749), toute doigtée, et se poursuit avec Le Maître de clavecin pour l'accompagnement (1753), toute écrite. Loin de se limiter aux « dames religieuses » et autres amateurs, pour qui elle était largement suffisante et sans doute efficace, cette pédagogie nouvelle semble avoir été appliquée aux futurs professionnels, avec des conséquences désastreuses.
Si plains-chants et fugues avaient été les seules victimes du système, il n’y aurait encore pas eu grand mal. Hélas, l’habileté de plume que donne le contrepoint se ressent dans tous les domaines de l’écriture musicale, en particulier un qui lui semble complètement étranger : nous voulons parler de la mélodie.
Piège béant
Dans les années 1760, le piège creusé par les apprentis sorciers de la pédagogie est encore recouvert de branchages : ils ne vont pas tarder à céder sous les pieds des naïfs « continuistes ».
Dans le style en vogue sous Louis XV, les improvisations du plus obtus des « anachorètes » avaient encore de l’allure : l’ornementation et la richesse du langage harmonique (renversements de septièmes de dominante distribués avec générosité, quintes « superfluës », accords sur pédale, etc.) faisaient oublier le métier le plus déficient. On pouvait donc penser que la révolution de l’enseignement était un véritable progrès. C’est dans ce contexte qu’apparaît le style classique importé d’Allemagne et d’Italie.
Bien que totalement étrangers à ce nouveau style, les organistes de la génération 1730-1740 l’accueillirent avec enthousiasme : à la simplification de l’apprentissage et de la pratique musicale répondait un style lui-même simple en apparence, d’ailleurs en phase avec l’évolution de la sensibilité. Hélas, le primat donné à l’harmonie avait eu pour conséquence un tarissement progressif de la veine mélodique, bientôt réduite à quelques tournures stéréotypées déclinées à l’infini.10 Mal préparés, les Français ne surent pas donner sa pleine mesure à un style où la mélodie tient la première place. D’où ce manque d’imagination, cet usage mécanique de formules toutes faites qui caractérisent la musique française de style « classique », et pas seulement la musique d’orgue.
Concurrence déloyale
Les musiciens italiens, allemands et autrichiens, qui avaient conservé un enseignement tout à fait traditionnel (il suffit de lire leurs fugues pour s’en rendre compte), révélèrent bien vite leur supériorité dans un style qu’ils avaient eux-mêmes élaboré et introduit en France. Le public du Concert spirituel ne s’y trompa guère : encore fidèle jusqu’à la fin des années 1760 aux (très) vieux auteurs français de grands motets (Gilles †1705, Delalande †1726) comme aux plus jeunes, encore formés à l’ancienne école (Mondonville †1772, la même année que d’Aquin), il réserva désormais ses applaudissements aux auteurs étrangers11, parmi lesquels ses « chouchous » étaient Pergolèse pour la musique vocale et Haydn pour le genre moderne de la symphonie.12
Il y eu bien quelques exceptions françaises comme François Joseph Gossec (1734-1829) dont le Requiem (1760), superbe synthèse entre la manière de Mondonville et le nouveau style, fut un grand succès. Mais il faut remarquer que cet auteur à la plume très sûre, ami de Mozart qui lui fit d’ailleurs quelques emprunts pour son propre Requiem, a été formé à Anvers et Bruxelles. Quant à Etienne Méhul (1763-1817), auteur d’opéras très appréciés, il fut l’élève pour le contrepoint d’un prémontré originaire de Souabe. Le seul musicien formé dans une maîtrise française et qui ait rencontré le succès semble Jean-François Lesueur (1760-1837).
Curieusement, l’afflux de musiciens étrangers n’eut aucune conséquence dans le monde de l’orgue parisien : les dynasties de titulaires se serrèrent les coudes et aucun teuton ne força la porte d’une tribune prestigieuse. Il est vrai que les orgues postclassiques avaient généré un « Art de l’orgue » bien spécifique dont les Français étaient fiers à juste titre, et qu’apparemment ils gardèrent jalousement pour eux.13
Un art de « l’échauffement »
Il est non moins vrai que, outre leurs instruments et leur virtuosité « orchestrale », les organistes français avaient dans leur manche un atout considérable : l’art de l’improvisation. Tout porte à croire qu’ils manifestaient déjà ce brio qu’ils possèdent encore, lequel, s’il a tout à gagner d’une bonne maîtrise de l’écriture, peut aussi totalement s’en passer.
Un texte révolutionnaire14 évoque le rôle stimulant de l’instrument dans ce domaine : « [l’orgue] échauffe les idées de ceux qui l’écoutent comme il développe celles du compositeur qui le jouë ». Lasceux affirme, dans son Essai, « [qu’Armand Louis Couperin ne manquait jamais] aux approches de son Te Deum, d’échauffer son génie [son imagination] par la lecture du Poëme sur le jugement dernier du sombre et sublime Young […] ». Cette notion « d’échauffement » prend alors tant d’importance qu’un nom spécifique va devenir nécessaire pour distinguer les artistes qui s’adonnent à la création instantanée, toujours qualifiés (comme dans le texte de 1795) du terme générique de « compositeur » : ce sera « improvisateur », apparemment introduit par Rousseau et repris par Lasceux à propos de Séjan.
On peut donc croire que c’est la grâce de l’improvisateur qui sauva la réputation des organistes français des Lumières et leur conserva le public acquis par d’Aquin et ses contemporains. Hélas, leurs exploits ont disparu à jamais et l’on doit se contenter de l’écume, ces Journaux d’orgue écrits à la va-vite…
Prise de conscience
Au Conservatoire révolutionnaire – où enseignaient beaucoup de professeurs étrangers – on tira bien vite les conséquences des errements « ramistes » et l’on prit les mesures adéquates pour assurer un bon niveau d’écriture.15 La classe d’orgue apparue dès sa fondation n’eut qu’une existence fantomatique et éphémère : confiée à un improvisateur célèbre, Séjan, elle détonait dans un établissement qui entendait réconcilier musique et science de l’écriture. Il faudra attendre bien des années avant qu’un compromis ne soit trouvé en la personne de François Benoist.16
En dehors du Conservatoire on constate, dès le début du XIXe siècle, une même prise de conscience : citons Jean Nicolas Marrigues (1757-1834), ancien élève d’Armand Louis Couperin, titulaire de Saint-Nicolas des Champs (1808-1834) et de Saint-Gervais (1826-1834), qui copia cinq Fugues du Clavier bien tempéré. Fait curieux, Nicolas Gorenstein a découvert que Marrigues faisait partie d’un petit cénacle réuni dans les années 1810 autour de… Lasceux.17 On aimerait connaître la réaction du vieil organiste de Saint-Etienne du Mont à la lecture des fugues de Bach recueillies par son cadet !
La personnalité musicale la plus riche issue de cette tendance demeure bien entendu Boëly (1785-1858), suppléant de Marrigues à Saint-Gervais. Fils d’un « ramiste » forcené, il devint l’un des meilleurs contrapuntistes de son temps en étudiant avec passion la musique « ancienne », particulièrement les œuvres de Bach.
1 Cf. chez François Couperin (22 ans à la publication de ses Pièces d’orgue) les plains-chants et les fugues (par ex. le volet central de l’Offertoire des Paroisses), chez Grigny (27 ans) les pièces à cinq voix dont un double Cromorne en taille, chez Marchand (31 ans) et son disciple Guilain les quatuors sur quatre claviers, etc.
2 Son Livre d’orgue de 1773 (perdu) contenait des grands chœurs « à quatre et cinq, remplis d’imitations ingénieuses et de transitions inattendues », des « pleins jeux à deux pédales », des « quatuors » et des « chromornes à deux tailles » (Journal encyclopédique, mars 1773, cité par Philippe Lescat dans sa préface au Livre de Noëls, fac-similé Fuzeau, 1989).
3 Cf. le Trio à trois mains du Manuscrit de Dijon.
4 Le Plain-chant en taille a disparu depuis longtemps : il n’est même pas évoqué par Dom Bedos.
5 Op. cité. C’est sans doute l’incapacité des organistes de cette époque à rendre intéressant ce type de pièce qui a conduit à raréfier les Pleins jeux, voire à les faire disparaître totalement (cf. supra).
6 Le mot « accord » était souvent utilisé au XVIIIe siècle au sens « d’intervalle » mais la phrase de Lasceux (« deux accords parfaits et deux quintes de suite ») ne laisse aucun doute sur le sens qu’il donne à ce mot.
7 Il est probable que l’inventeur du procédé soit Jacques Boyvin (c.1653-1706) dont le très diffusé Traité abrégé d’accompagnement pour l’orgue et le clavecin (1700) est le premier à sortir de son rôle, devenant une « explication facile des règles de la composition ». Si ses propres œuvres ne s’en ressentent guère, on en trouve la trace chez son disciple Gaspard Corrette (av.1671-av.1733), comme par exemple dans les passages à quatre voix de son unique Fugue, puis, de manière beaucoup plus systématique chez Michel Corrette, fils de ce dernier.
8 On trouve trace chez d’Aquin de ce type d’écriture (harmonisations des Noëls sur le Grand jeu), quoique réalisée avec plus d’élégance et de variété. On remarque toutefois que, confronté à une disposition où les réflexes de basse continue sont inopérants (récits en taille), il révèle une grande maîtrise issue à l’évidence de la pratique du contrepoint. La différence entre d’Aquin et Corrette serait certainement beaucoup plus criante si l’on avait conservé son Livre de 1773 où il semble avoir traité toutes les formes en usage et non les seuls Noëls (cf. supra).
9 Gammes de basse montantes et descendantes puis progression de tierces, quartes et quintes surmontées d’un contrepoint à trois parties, sorte de « règle de l’octave » contrapuntique qui permet de traiter à vue n’importe quel plain-chant.
10 On comprend l’enthousiasme suscité alors par les Noëls, le folklore fournissant abondamment une matière mélodique qui faisait défaut. Mais, même dans ce domaine, d’Aquin se révèle supérieur à Corrette : comme l’a remarqué Nicolas Gorenstein (Préface de l’édition du Livre de Noëls de Corrette), ce dernier place quelques notes pivots déterminées harmoniquement et les relie par des « diminutions » souvent interchangeables ; d’Aquin au contraire raisonne mélodiquement, obtenant un résultat infiniment plus plaisant.
11 Constant Pierre, Histoire du Concert spirituel, 1900, p. 182.
12 Ibid., p. 221. La première exécution d’une symphonie de Haydn remonte à 1773. La seconde, prélude d’une longue série, date de 1777, alors que l’on réceptionne l’orgue de Saint-Nicolas des Champs.
13 Nicolas Gorenstein (L’orgue du Concert spirituel à Cavaillé-Coll) explique par un manque d’aisance à manipuler et à faire sonner l’instrument l’échec de Mozart cherchant à se faire nommer organiste du roi à Versailles. Tira-t-il le Grand Plein jeu pour improviser une sonate ?
14 Utilité de la conservation des orgues dans un païs où l’on favorise les Arts, document de la Commission temporaire des Arts, 1795.
15 Dès l’origine furent créées des classes de contrepoint et fugue et surtout celle d’harmonie, particularité de la maison, dotée en 1802, au terme de violents débats entre « ramistes » et « anti-ramistes », d’un traité de compromis rédigé par Charles Simon Catel (Gérard Geay, Le Traité d’harmonie de Catel in Le Conservatoire de Paris, 1795-1995, deux cents ans de pédagogie, 1999). Au XIXe et au XXe siècles, la musique savante mais aussi les genres « légers » (opérette, variété, comédie musicale) manifesteront une grande exigence « artisanale » qui a pour origine, en grande partie, l’enseignement des classes d’écriture du Conservatoire.
16 Entre temps, Lasceux suscita une pétition (évoquée dans la préface de son Essai) pour créer une structure d’enseignement parallèle calquée sur le modèle maîtrisien, mais son initiative laissa de marbre les autorités tant musicales qu’administratives.
17 Préface à l’édition de l’œuvre d’orgue de Marrigues, Chanvrelin, 2006.
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