La musique postclassique en question
par Vincent Genvrin

pages : 123


Mauvaise réputation

Ne le nions pas, la musique d’orgue de la fin du XVIIIe siècle souffre d’une réputation... assez peu flatteuse. Les musicologues opposent volontiers la « décadence » qu’ils croient discerner dans l’art des organistes à une « apogée » de la facture, sans tenter de résoudre le paradoxe, vite classé parmi les bizarreries d’une société au bord du gouffre. La basse d’Alberti à l’église, une des « causes de la Révolution » ?

S’il est difficile d’échapper au jugement de valeur (le fameux « qu’en vaut l’aune ? » de Norbert Dufourcq), encore faut-il comparer ce qui est comparable. La musique prérévolutionnaire est publiée sous une forme bien particulière, nouvelle à l’époque, celle du « journal d’orgue » à grande diffusion : des pièces simples à destination des religieux, religieuses et des amateurs, catégorie alors en pleine expansion (plains-chants à trois voix, partie de pédale absente ou très simple, peu de difficultés techniques, pas de mention du clavier de Bombarde, etc.). Les manuscrits présentent une semblable simplicité (développements laissés en blanc ou réduits à quelques accords, polyphonie squelettique, peu ou pas d’indication de pédale, etc.), mais pour d’autres raisons : à l’évidence ce sont des canevas destinés à l’improvisation.

Pour les détracteurs de l’orgue français des Lumières, l’indigence des partitions éditées était une aubaine, ou plus exactement la confirmation de ce qu’il n’y a point de fumée sans feu. Eussent-elles été des chefs-d’œuvre que cela n’aurait guère adouci leur jugement : le style classique, bon ou mauvais, avait en effet beaucoup à se faire pardonner. Son procès s’est opéré en deux temps : au XIXe siècle pour la musique sacrée en général, au bénéfice du grégorien et de la polyphonie palestrinienne ; pendant l’entre-deux-guerres pour ce qui concerne l’orgue, à l’heure où l’on redécouvre son répertoire ancien.

L’école néoclassique récuse alors en bloc, pour des raisons autant esthétiques que religieuses, toute la musique écrite entre la mort de Bach et le début du XXe siècle, en épargnant deux « justes » : Boëly, le premier à jouer Bach en France et Franck, sauvé par son mysticisme. La facture n’échappe pas à la critique, avec une focalisation sur l’esthétique « Grand Siècle », le XIXe siècle étant voué aux gémonies et la fin du XVIIIe siècle stigmatisée considérée comme une période de décadence.1

Les organistes de l’école néobaroque des années 1960-1970 partagent les mêmes goûts que leurs prédécesseurs néoclassiques en matière de répertoire, avec un attrait aussi marqué pour la période louis-quatorzienne. Le rejet de la musique postclassique demeure non moins puissant mais pour des raisons purement esthétiques : au moment de Vatican II, la question de la « convenance » liturgique ne se pose plus de la même manière.

En revanche, les néobaroques s’inscrivent en faux sur un point essentiel : la facture d’orgue. Les chefs-d’œuvre de François Henri Clicquot et de ses contemporains ne sont plus observés avec le respect teinté de méfiance des néoclassiques mais portés aux nues. Avec passion, les organistes se précipitent à Poitiers, à Souvigny, à Saint-Maximin pour y jouer… la musique du Grand Siècle, qui y sonne d’ailleurs admirablement.2 On aboutit alors au paradoxe évoqué plus haut, articulant apogée de la facture et décadence de la musique.

La doctrine néoclassique était sans doute plus cohérente, en mettant musique et facture « dans le même sac ». A ceci près que les orgues du temps de Louis XIV qu’elle plaçait au firmament, tous plus ou moins disparus, n’étaient guère qu’un fantasme pour un Victor Gonzalez, auteurs d’instruments foncièrement contemporains. Aux yeux et aux oreilles des néobaroques, les orgues postclassiques avaient un immense avantage, celui d’exister : à un faux orgue XVIIe, ils préféraient un vrai du XVIIIe, fût-il tardif, pour jouer la musique qui leur plaisait.3 Cet attrait pour les orgues véritablement anciens s’accompagnait naturellement d’une conscience patrimoniale bien plus élevée que celle de la génération précédente, englobant le postclassicisme de la fin de la monarchie mais aussi postrévolutionnaire4, voire l’orgue de transition.

On pourrait s’étonner de ce que, à une époque en quête d’absolue « authenticité » (un mot alors à la mode), on se soit contenté d’un tel décalage entre instrument et répertoire. C’est que, pour les organologues, François Henri Clicquot n’était plus un précurseur des égarements romantiques mais un continuateur de la tradition.5 Opinion ni plus ni moins fondée que la précédente mais qui ne faisait évidemment que renforcer le paradoxe…

L’univers postclassique demeura donc terra incognita, malgré le prestige renouvelé des instruments. Il faut pourtant signaler quelques individus curieux de nature qui surent dépasser les idées reçues, par exemple Jean-Albert Villard (1920-2000), titulaire de l’orgue de Poitiers de 1949 à sa mort, d’une grande objectivité sur des questions aussi délicates que celles du tempérament6, ou encore Michel Chapuis qui, sans délaisser les auteurs louis-quatorziens dont il avait renouvelé l’approche, s’intéressa rapidement à leurs successeurs.

Le travail de bénédictin que constitue le dépouillement des archives, situé autant que possible dans une sphère objective, avait été entrepris naguère par Norbert Dufourcq, lequel ne l’avait guère poussé au-delà de la mort de Louis Alexandre Clicquot. Pierre Hardouin le reprit à ce point précis et découvrit bien des sources utiles à la compréhension du postclassicisme7, alors que le jeune organologue François Sabatier entreprenait de défricher le terrain jadis miné de la Révolution (1972).8

Le regretté Jean Boyer (1946-2004), nommé titulaire de Saint-Nicolas des Champs en 1972, fut aussitôt confronté au paradoxe qu’incarnait son instrument. Si, comme presque tous ses collègues, il ne fréquentait guère le répertoire postclassique sauf quelques Noëls, cet interprète attaché à la perfection de l’écriture contrapuntique autant qu’à l’adéquation répertoire/instrument fit une notable exception en faveur de Boëly : il avait trouvé en cet auteur, cas particulier du postclassicisme (cf. infra), un compromis idéal et le choisit tout naturellement pour illustrer son orgue au disque, un an après sa nomination.9 Pour ses trop rares enregistrements consacrés aux auteurs du Grand Siècle, qui formaient par ailleurs le fond de son répertoire à Saint-Nicolas, il choisit pour Grigny (1979) un instrument neuf inspiré du XVIIe siècle (Levroux, Jean-Loup Boisseau) et pour Clérambault (1993) un orgue contemporain de son œuvre (Saint-Michel-en-Thiérache, Boizard, 1714).

Renouveau

A partir de la fin des années 1980, les mentalités évoluent. Des travaux de fond sont entrepris par plusieurs musicologues tels que Brigitte François-Sappey (thèse consacrée à Boëly, éditée en 1989), Jean-Luc Perrot (thèse intitulée L'orgue en France de 1789 à 1860, 1989) ou encore Philippe Lescat (1955-2002), trop tôt disparu.

Surtout, un ouvrage essentiel est publié par Nicolas Gorenstein qui, malgré ou grâce à un ton assez peu universitaire, va susciter une vive curiosité. L’orgue post-classique français du Concert spirituel à Cavaillé-Coll10 démontre avec la force de l’évidence la continuité de la facture et la musique d’orgue de 1740 à 1840, l’auteur désignant cette période, cohérente et distincte de la précédente, sous la dénomination astucieuse de « postclassique ».

Parmi les sources inédites qu’il commente, l’une revêt une grande importance : l’Essai théorique et pratique sur l’art de l’orgue de Guillaume Lasceux (1740-1831), manuscrit daté de 1809.

Les pièces contenues dans l’Essai se révèlent bien différentes, sur le plan instrumental, des bluettes des Journaux d’orgue : harmonie toujours pleine, utilisation extensive de l’instrument, usage de la pédale quasi systématique et quantité d’effets sonores intéressants. C’est donc bien la manière de jouer des célèbres virtuoses de la fin de l’Ancien Régime que Lasceux nous révèle.11 Mieux, on sait grâce à lui comment « arranger » les pièces des Journaux d’orgue pour les faire sonner de manière… authentique !

L’étude de Nicolas Gorenstein va profondément modifier notre regard sur la musique d’orgue postclassique. Désormais, plus personne ne doute de son adéquation avec l’instrument. D’un point de vue historique, le lien avec la génération précédente (celle de d’Aquin) s’établit bien plus aisément, au moins sur le plan instrumental.

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1 François Henri était alors considéré comme un précurseur du romantisme, ce qu’il était d’une certaine manière, mais pour des raisons historiquement fausses : absence de Pleins jeux et 2e Flûtes 8 à Saint-Nicolas des Champs (modifications opérées par Dallery), Flûte octaviante 4 à l’Echo de Poitiers (transformation d’une Flûte 8 sans doute par Merklin). Ce n’est pas sans prudence que la doctrine néoclassique remet en cause le prestige du grand facteur, demeuré intact et même entretenu au cours du XIXe siècle. De semblables scrupules surgiront au moment de déboulonner la statue d’Aristide Cavaillé-Coll.

2 Cf. par exemple les disques de la collection Orgues historiques d’Harmonia mundi enregistrés par Michel Chapuis à Souvigny (1962), Saint-Maximin (1966) et Poitiers (1970) consacrés respectivement à Marchand, Fr. Couperin et Guilain/Clérambault.

3 Cette attitude est inséparable d’une redéfinition du rôle de l’orgue consécutive au Concile Vatican II, en particulier le développement sans précédent des concerts dans les églises, et d’un rejet de la musique des années 1930-1960 liée à l’esthétique néoclassique. A un instrument contemporain conçu en premier lieu pour servir la liturgie, et en ce sens on ne peut plus traditionnel, succède un orgue venu tout droit du passé dont « l’exotisme » enchante le public nomade des festivals.

4 Cf. la mobilisation générale en 1967 pour maintenir l’orgue de Saint-Gervais dans son état de 1843 (Pierre Hardouin, L’orgue de Saint-Gervais à Paris, Fuzeau, 1996). 

5 La question du Grand Plein jeu est ici essentielle comme symbole d’appartenance à cette tradition. Il est certain que la découverte en 1970 par Pierre Hardouin (in Renaissance de l’orgue, n° 7) de la composition d’origine de Saint-Nicolas des Champs a contribué à ce changement de perspective concernant François Henri Clicquot.

6 Cf. articles du Bulletin de l’Association F.-H. Clicquot, 1964-1966, repris dans L’œuvre de François Henri Clicquot, Annexe I, Comment était accordé l’orgue de Poitiers, 1973.  

7 Cf. ses nombreuses publications dans la revue Renaissance de l’orgue puis Connoissance de l’orgue et ses monographies, en particulier celle publiée en 1977, Le grand orgue de Saint-Nicolas des Champs, quatre siècles de facture d’orgue.

8 Op. cité.

9 Un orgue Clicquot à Paris et un musicien versaillais, œuvres choisies d’A. P. F. Boëly, Stil, 1973, Grand Prix du disque.

10 Op. cité ; l’ouvrage a fait l’objet d’une première publication dans La Tribune de l’Orgue de Lausanne (mars 1987 à janvier 1990), avant sa publication définitive en volume par Chanvrelin (1993).

11 L’auteur, âgé de soixante-neuf ans, consigne des usages qui n’ont guère évolué sous la Révolution et l’Empire.


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