La musique postclassique en question
par Vincent Genvrin

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Pourquoi pas une transcription ?

La suspicion qui entoure la musique postclassique depuis longtemps semble donc, au moins en partie, fondée. On conçoit le désappointement du signataire de ces lignes, titulaire d’un grand Clicquot et obligé d’aborder avec des pincettes ce qui devrait être le fond de son répertoire !

En méditant cette épineuse question, une idée simple a germé : puisque la musique postclassique semble pécher par sa « facilité » – nous y reviendrons encore – et d’ailleurs nécessite d’être réécrite pour sonner correctement, pourquoi ne pas transcrire une incontestable et célèbre œuvre classique ? Elle permettrait de mettre en valeur les inépuisables ressources d’un orgue comme celui de Saint-Nicolas des Champs, sans anachronisme flagrant comme sans mauvaise conscience.

Les Sept dernières paroles du Christ de Haydn s’imposèrent, en raison du caractère religieux du sujet, de l’ampleur et de la relative simplicité de l’œuvre, de la célébrité de Haydn en France à l’époque, y compris auprès des organistes1, et de l’existence de nombreuses versions, aubaine pour le transcripteur. Ajoutons que l’œuvre forme à elle seule un véritable concert spirituel : on échapperait donc aux problèmes d’organisation posés par les versets d’alternance destinés à l’origine à la liturgie.

Fondé sur des pratiques historiques – les registrations et modes de jeu des organistes français contemporains de Haydn – un tel projet n’en demeurait pas moins anachronique à sa manière, car, si ces organistes ont pu recourir ponctuellement la transcription2, il est douteux qu’ils aient songé à une œuvre telle que les Sept Paroles.

Il faudra attendre le XIXe siècle pour qu’apparaisse l’adaptation des œuvres viennoises, sous l’influence du Conservatoire qui entendait ainsi améliorer par l’exemple la production autochtone, voire battre en brèche l’improvisation toujours pratiquée dans le cadre de la liturgie pour le meilleur et, à ses oreilles, pour le pire.3 

C’est ainsi qu’Alexandre Charles Fessy (1804-1856), ancien élève de Benoist, transcrivit pour l’orgue ou l’harmonium, sous le titre Musique classique des grands maîtres, « 24 andante et adagios tirés des quatuors et symphonies de Haydn », parmi lesquels deux extraits des Sept Paroles (Sonates V et VII).4 Sans doute plus tard parut une transcription de toutes les Sonates, également pour l’orgue ou l’harmonium, due à Jacques Louis Battmann (1818-1886), organiste alsacien né à Masevaux.5

Anachronisme donc, mais nous avons vu les difficultés particulières qu’impose une « authenticité » absolue concernant le répertoire postclassique.

Réactions du public

La transcription réalisée, un obstacle imprévu surgit. En jouant l’œuvre lors de plusieurs concerts, nous avons constaté deux types de réactions. La plus grande partie du public semblait enchantée, sans doute en raison de la grande proximité qu’établit le style classique, toujours présent dans la mémoire collective. Comme en 1787 à Cadix, chaque Sonate était précédée d’une méditation sur la Parole concernée ; pour la plupart des auditeurs, le caractère religieux de la musique ne semblait faire aucun doute.

Ce n’était pas le cas d’une minorité, essentiellement des organistes et des « amateurs éclairés » de l’instrument, qui manifestait la même réprobation que s’il s’était agi de pièces de Lasceux ou Beauvarlet-Charpentier : gêne à l’écoute d’une mélodie jugée sucrée, sourires narquois dès qu’une basse d’Alberti ou même de simples notes répétées pointent le bout de leur nez, etc. Surtout, contestation du caractère religieux (« C’est très joli mais ça n’a rien à voir avec les sept paroles du Christ »). La haute qualité de facture et la profondeur spirituelle du chef-d’œuvre de Haydn ne sauraient pourtant être mises en cause !

Il faut croire que les préjugés néoclassiques décrits plus haut sont toujours d’actualité chez les « spécialistes », du moins pour ce qui concerne le caractère religieux – ou non – d’une musique. Mais ce n’est pas une explication suffisante, car beaucoup d’organistes n’ont pas d’idée préconçue sur cette question, voire s’en désintéressent complètement.

Ne serait-ce pas plutôt qu’ils éprouvent une sorte de méfiance, pour ne pas dire plus, à l’égard d’une musique essentiellement « mélodique » ? Elle leur paraît terne en comparaison des monuments contrapuntiques de Bach, de l’ornementation foisonnante des anciens maîtres français, des harmonies chatoyantes d’un Duruflé ou des subtilités rythmiques de la musique contemporaine ; et, pour certains, leur rappelle le désagréable souvenir de Sonatines pour petites filles modèles apprises au piano, en attendant de pouvoir enfin « se mettre à l’orgue »…

Pourtant une mélodie peut receler autant de richesses que la plus compliquée des polyphonies. Encore faut-il savoir l’écouter, ce que, apparemment, un auditeur « lambda » a plus de facilité à faire qu’un professionnel consommateur de fugues depuis son plus jeune âge.

Il faut aussi savoir la jouer. Or, même (surtout) pour un organiste rompu aux difficultés des chefs-d’œuvre évoqués plus haut, cela est moins simple qu’il n’y paraît. Pour ne rien arranger, l’orgue ne semble pas le médium idéal.

Du rubato

La musique de la fin du XVIIIe siècle, bonne ou mauvaise, se résume pour les trois quarts à une mélodie dotée d’un accompagnement stéréotypé, employant uniquement les accords de quinte et septième de dominante, pimentés de quelques septièmes diminuées et sixtes augmentées.

A y regarder de plus près, on constate que les mélodies sont construites avec une science consommée, que la forme est souvent déroutante, le plan tonal parfois surprenant. Il semble pourtant que, pour apprécier pleinement cette musique, il soit nécessaire d’accorder une valeur émotive à la mélodie.

Si l’on admet ce dernier point, on ne peut éviter une question grave : l’orgue peut-il rendre justice à la mélodie ?

La sonorité des instruments historiques nous aide à répondre par l’affirmative. Lorsque l’on joue sur un Clicquot « authentique », la douceur, le velouté des timbres emportent d’emblée l’adhésion, tant pour ce qui concerne la mélodie elle-même que pour l’accompagnement, si important dans sa mise en valeur.

Mais cela ne suffit pas. L’absence de nuances dynamiques demeure un grave handicap tant celles-ci sont essentielles dans l’expression d’une courbe mélodique : songeons que sur un orgue, fût-il un Clicquot, on ne peut même pas diminuer les fins de phrase !6

Selon nous, le rubato est la solution de ce problème. Au piano, nuances et rubato vont souvent de pair, à tel point que l’on a pu s’interroger sur la signification des « soufflets » que l’on rencontre dans la musique romantique : indication dynamique ou agogique ? Certainement les deux à la fois, la difficulté étant, pour le pianiste, de doser l’un et l’autre.

C’est en méditant sur cette constatation que nous avons éprouvé la nécessité, à l’orgue, d’un « micro rubato » dont le rôle est de compenser les nuances absentes, sans préjudice du rubato expressif « ordinaire ».7

Pour une réhabilitation de l’orgue postclassique français

Les réactions d’une partie du public ne furent pas très différentes pour Haydn transcrit que pour le répertoire postclassique original, on l’a vu : c’est bien l’esthétique musicale de cette période qui suscite certaines réserves, particulièrement dans son rapport avec l’instrument et, dans une certaine mesure, sa destination liturgique. Par ailleurs, comme tout répertoire ancien, la musique postclassique exige, pour sonner de manière sinon « authentique », du moins convaincante, une remise en cause des modes de jeu doublée d’une recherche concernant la facture d’orgue.

Ces constatations appellent plusieurs remarques.

Si c’est bien l’esthétique qui rebute dans cette musique, quelle que soit sa qualité intrinsèque, ne peut-on imaginer que, cette esthétique admise et appréciée, on ne révise certains jugements de valeur ? Certes, Lasceux et ses confrères ne furent pas des compositeurs de la même force que Haydn, Mozart et Beethoven, loin s’en faut, en partie pour certaines raisons que nous avons tenté de mettre en évidence. Mais notre écoute n’est-elle pas faussée par le prestige acquis par la « trinité viennoise » au cours du XIXe siècle ? Certes, le public de l’époque bouda la musique française écrite, semblant entériner notre jugement, mais dans le même temps réserva un accueil mitigé à Mozart… Rien n’est simple dès lors qu’il est question de goût.

Le plaisir que, au rebours des spécialistes, le public d’aujourd’hui éprouve à écouter de la musique « mélodique » mérite réflexion. Le concert d’orgue ne souffre-t-il pas d’une trop grande sévérité ? Le « tout-contrapuntique » n’a-t-il contribué à décourager les auditeurs ? Nous nous garderons bien de répondre à cette question.

Mais c’est surtout pour nos conceptions historiques en matière de facture qu’une remise à l’honneur de la musique postclassique, devenue objet de curiosité et de recherche de la part des interprètes, serait lourde de conséquences.

Traditionnel et précurseur, François Henri Clicquot était l’un et l’autre.

Mépriser la musique à laquelle ses instruments étaient destinés a conduit à mettre l’accent sur la tradition héritée du Grand Siècle, auréolée de son Grand Plein jeu, au détriment des jeux et effets nouveaux (Flûtes, Chœurs, clavier de Bombarde, Hautbois, Basson, Echo, etc.).

Lui porter intérêt insiste sur l’avenir, en définissant une période qui, commençant avec le premier clavier de Bombarde, ne s’arrête pas à la suppression des Pleins jeux par Dallery (Saint-Gervais, 1811) mais bien à l’application de la machine Barker par Cavaillé-Coll (Saint-Denis, 1841), voire aux entailles de timbre du même facteur (Saint-Sulpice, 1863). Un monde sonore bien différent qui, progressivement mais de manière inéluctable, se focalise sur la dimension orchestrale de la « machine orgue » au détriment des synthèses purement organistiques (Grand plein jeu, Jeu de Tierce).

Tout ceci n’est pas seulement affaire de théorie. La restauration de l’orgue de Saint-Nicolas des Champs, que l’on espère prochaine, pose justement, entre autres cas de conscience, la question de la restitution des Pleins jeux supprimés par Dallery en 1825 : nous verrons la réponse que notre époque lui apportera.

Vincent Genvrin


1 Dans la dédicace de sa Nouvelle suite de pièces d’orgue (publiée entre 1806 et 1809), Guillaume Lasceux qualifie son confrère Nicolas Séjan, organiste de Saint-Sulpice, de « Haydn de l’Orgue ».

2 Un auteur évoque de « prétendus virtuoses [transportant] des airs de ballets ou des ariettes de la comédie italienne dans le temple de Dieu vivant ».

3 Cf. le rapport de la Commission des arts et édifices religieux (1849), manifestement inspiré par Ambroise Thomas, membre de cette commission, et qui recommande le « diapason ordinaire » en vue de « favoriser le rapprochement de l’orgue avec l’orchestre et de faciliter à l’artiste l’interprétation de la pensée des maîtres sans être obligé d’avoir recours à la transposition » : l’allusion est claire. Plus directs, Joseph Régnier (L’orgue, 1846-1850) et Fétis, en son célèbre article L’orgue mondaine [sic] et la musique érotique à l’église (1856), dénoncent avec vigueur les dérives de l’improvisation liturgique. Pour Fétis il n’est cependant plus question de transcrire les viennois mais de jouer les grandes œuvres de Bach, le nouveau « maître » qu’il entend promouvoir auprès des organistes français.

4 Dans la Quatrième suite, édition posthume (donc après 1856). Je remercie Jean-Luc Perrot qui m’a révélé l’existence de ces transcriptions et la référence à Haydn dans la préface de Lasceux.

5 Cette partition a été retrouvée au presbytère de Saint-Nicolas des Champs, ce qui indique qu’elle a peut-être été jouée dans cette église. Quelques indications de registration au crayon désignent cependant l’harmonium, instrument auquel cette transcription semble être destinée en premier lieu.

6 La boîte expressive, qui du reste n’existait pas sur les orgues français du XVIIIe siècle, crée des effets d’éloignement et de rapprochement plus que des nuances au sens strict.

7 Travail précieux pour d’autres musiques qui souffrent parfois du « déficit » mélodique propre à l’instrument, Franck en premier lieu mais aussi Bach, très attaché à ce qu’il appelle le jeu « cantabile » (cf. titre des Inventions et Sinfonies).


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