La dévotion aux dernières paroles du Christ
Les quatre évangiles n’attribuent pas les mêmes paroles au Christ sur la Croix. Luc lui en fait prononcer trois, nombre symbolique, Jean également trois mais différentes de celles rapportées par Luc, tandis qu’une septième se retrouve de manière identique dans Marc et Matthieu1. Leur « réunion » en un ensemble de sept, nombre également symbolique, est due à un compagnon de saint Bernard, Arnaud de Bonneval (1100-1156).
La dévotion aux sept paroles semble s’être organisée et développée au XVIIIe siècle. D’après l’abbé Antoine Guillois, qui rédige au siècle suivant une Explication […] du catéchisme2, elle serait apparue en Amérique avant de se voir diffusée en Europe, sans doute via l’Espagne3, affirmant « [qu’]elle est maintenant en usage dans un grand nombre de paroisses ». Le cérémonial qu’il décrit est assez simple, avec la lecture par le prêtre de chaque parole, des commentaires de celles-ci et le chant de cantiques appropriés. Des indulgences particulières y étaient associées depuis un bref de Pie VII (1815), indice de ce qu’elle était alors très pratiquée.
Une autre dévotion devait cependant la supplanter au point de la faire presque oublier de nos jours : la Via crucis (chemin de la Croix), avec ses quatorze « stations ».
Les sept paroles du Christ en musique
Il existe plusieurs compositions inspirées par ces ultimes paroles, généralement destinées à la liturgie du Vendredi Saint : citons, entre autres, Die Sieben Worte Jesu Christi am Kreuz de Heinrich Schütz (1662), une œuvre néo-palestrinienne pour chœur a cappella de Charles Gounod (1855), un oratorio de César Franck resté inédit (1859), un autre oratorio de Théodore Dubois (1867) ayant acquis une certaine notoriété, une œuvre récente de Tristan Murail pour chœur et orchestre (1988) et, pour l’orgue, les Sept Chorals-Poëmes de Charles Tournemire (1935).
S’ajoute à cette liste d’une grande diversité stylistique une œuvre étonnante de François Lefebvre dit Lefébure-Wely (1756-1831)4, Les trois heures d’agonie et les sept dernières paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ mourant, traduites de l’italien par M. l’abbé Aubert (1814). Il s’agit d’un oratorio pour solistes, chœur, grand orgue et « tam-tam »5, certainement la première œuvre française utilisant un orgue accompagnant les voix et dialoguant avec elles à la manière d’un grand orchestre.
Une œuvre protéiforme6
A l’aube du XIXe siècle, Joseph Haydn (1732-1809) rassemble ses souvenirs pour son ami et biographe Georg August Griesinger :
Il y a environ quinze ans, un chanoine de Cadix m’a demandé7 de composer une musique instrumentale sur les Sept dernières paroles du Christ en Croix. On avait alors l’habitude à la cathédrale [sic] de Cadix d’exécuter tous les ans, durant le carême, un oratorio [sic] dont l’effet se trouvait singulièrement renforcé par les circonstances que voici. Les murs, fenêtres et piliers de l’église étaient tendus de noir, seule une grande lampe suspendue au centre rompait cette sainte obscurité. A midi, on fermait toutes les portes, et alors commençait la musique. Après un prélude approprié, l’évêque montait en chaire, prononçait une des sept Paroles et la commentait. Après quoi il descendait de la chaire et se prosternait devant l’autel. Cet intervalle de temps était rempli par la musique. L’évêque montait en chaire et en redescendait une deuxième, une troisième fois etc., et chaque fois l’orchestre intervenait à la fin du sermon. J’ai dû dans mon œuvre tenir compte de cette situation.8
Haydn semble avoir été quelque peu perplexe face à cette commande insolite :
La tâche qui consistait à faire se succéder sept Adagios devant durer chacun environ dix minutes n’était pas des plus faciles.9
Témoin de cette perplexité, l’abbé Maximilien Stadler suggère un procédé :
A moi aussi, il demanda ce que j’en pensais. Je répondis que le mieux me semblait pour commencer d’adapter aux paroles [latines] une mélodie appropriée [que l’on ferait jouer] par les seuls instruments. C’est ce qu’il fit […].10
Die sieben letzen Worte unseres Erlösers am Kreuz (Les sept dernières paroles de notre rédempteur sur la Croix), composé durant l’hiver 1786-87, fut joué pour la première fois le Vendredi Saint 1787 à Cadix, non à la cathédrale mais en l’église Santa Cueva, construite à l’intérieur d’une grotte sous l’église paroissiale du Rosario.
C’est un vaste ensemble de neuf pièces pour orchestre (2 flûtes, 2 hautbois, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, timbales, cordes) comprenant une introduction, sept sonates correspondant aux sept Paroles et un « Tremblement de terre » conclusif, ce dernier épisode tiré de l’évangile selon saint Matthieu.
Dès l’origine, l’œuvre est protéiforme : la même année 1787 paraissent simultanément, chez l’éditeur viennois Artaria, la version originale pour orchestre et une transcription pour quatuor à cordes ; s’y ajoute une réduction pour clavecin ou pianoforte, réalisée par l’éditeur, que Haydn a simplement approuvée.
La version orchestrale est jouée à Paris les 11 et 17 avril 1789, au Concert spirituel, sous le titre de Symphonie tirée des Sept Paroles de Christ.11
En 1792, un certain Joseph Friberth, maître de chapelle à Passau, transforme l’œuvre en oratorio sur un texte allemand de son cru. Haydn, qui a pu entendre cet « arrangement » lors d’un séjour à Passau, approuve l’idée mais décide de réaliser sa propre version en conservant le texte de Friberth, simplement revu par le baron van Swieten. A l’orchestre enrichi pour l’occasion (ajout de deux clarinettes et de deux trombones, modification des parties de flûte et bassons) se joignent quatre solistes vocaux et un chœur à quatre voix. Les reprises sont supprimées. Chaque pièce (le titre « Sonate » a disparu) se voit précédée d’une sobre déclamation de la Parole christique a cappella réalisée dans l’esprit du faux-bourdon.12 Enfin, une seconde Introduction est ajoutée entre les pièces IV et V, divisant ainsi l’œuvre en deux parties distinctes ; elle fait appel aux seuls instruments à vent, avec la présence exceptionnelle d’un contrebasson.
Cette ultime métamorphose, menée à bien en 1795, est jouée l’année suivante chez le prince Schwartzenberg puis éditée en 1801 par Breitkopf & Härtel. Il est à remarquer que, cette même année 1796, Haydn et van Swieten entreprennent le fameux oratorio La Création, également en allemand. On peut penser que l’aventure des Sept Paroles ne fut pas étrangère à cette initiative.
En presque dix années, les Sept Paroles ont conquis la quasi-totalité des vecteurs sonores et des lieux d’expression musicale : orchestre, cordes, clavier, voix ; sphère publique autant que privée, sacrée et profane, de la (para)liturgie au concert, du salon princier à l’intimité domestique.
Parole de Dieu, paroles des hommes
La démarche consistant à ajouter solistes vocaux et chœur à une œuvre instrumentale nous apparaît aujourd’hui bien audacieuse. Haydn ne semble pourtant pas avoir été surpris outre mesure lorsque il entendit l’arrangement de son collègue Friberth. C’est que, à en croire le témoignage tardif d’Anton Reicha, le procédé était assez banal :
On peut ajouter un chœur à n’importe quel morceau soit vocal soit instrumental. Cette proposition est même assez facile à réaliser, pour peu que l’on en ait l’habitude. Comme les occasions pour un semblable travail se présentent fort souvent au théâtre, les jeunes compositeurs feront bien de s’y exercer de bonne heure, en prenant toute sorte de morceaux de musique pour y adapter un ou plusieurs chœurs. Les dernières paroles de Jésus-Christ (de Haydn) étaient dans le principe autant de morceaux purement instrumentals [sic], précédés d’une introduction et suivis d’un Terramoto [sic].13
Technique peut-être courante mais qui prend ici une dimension singulière, de par la nature du sujet. Dans la version originale, le rapport au texte est déjà troublant, la Parole christique se voyant traduite en une œuvre « muette ». Tout se complique avec l’intervention de Friberth qui ajoute d’autres « paroles » comme en surimpression. Or celles-ci ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. Plus exactement la Parole divine, déclamée une première fois par les voix sans « musique » (au sens où l’on oppose « plain-chant » et « musique »), n’est ensuite exprimée que par elle, tandis que les voix la commentent.
La chronologie est ici d’une grande importance : on peut supposer qu’une démarche inverse, consistant à écrire un oratorio ensuite réduit pour les seuls instruments eût donné un résultat musicalement bien différent.
On remarquera que cette démarche est le fruit de circonstances extérieures, parmi lesquelles la commande et l’initiative d’un collègue : la nécessité intérieure du compositeur, dont on ne peut nier l’existence (la version oratorio n’est pas, elle, le fruit d’une commande), n’intervient ici qu’a posteriori.
D’autres particularités sont liées au sujet lui-même. Contrairement aux Passions et « Chemins de la Croix », ce n’est pas un récit des derniers moments du Sauveur qui est mis en musique par Haydn : le drame y est perçu de manière subjective, à travers les paroles de la victime innocente, sans péché et donc sans ressentiment.14 Le tumulte, les vociférations n’y ont pas leur place, si ce n’est dans l’Introduzione et le Terremoto conclusif. Aux trois quarts de l’œuvre, les cris de la turba font irruption (Sonates V, VI), mais ce n’est que pour mettre en valeur, par un effet de « clair-obscur », l’apaisement et bientôt la joie (Sonates VI, VII) que le Christ, après une terrible angoisse (Sonate IV), éprouve au moment de mourir.
Ces éléments dramatiques sont si ponctuels qu’une audition distraite de l’œuvre pourrait faire manquer totalement son modus operandi : le contraste entre le bien absolu et le mal absolu. On ne peut cependant imaginer un tel fourvoiement de la part du public présent à Cadix en ce Vendredi Saint 1787. Le décor macabre décrit par Haydn, les « commentaires » de l’évêque et sa prosternation devant la Croix pendant la musique, le choix même du Vendredi Saint étaient suffisamment évocateurs pour orienter l’écoute et générer des fruits spirituels. Si, par la suite, ces « signes » caractéristiques de la liturgie (lieu consacré, décoration, posture) ne semblent pas avoir été sollicités pour interpréter l’œuvre, sauf peut-être l’aspect calendaire15, la connaissance que tous les auditeurs avaient alors de la Passion du Christ était largement suffisante pour éviter tout « malentendu ».
Le point de vue du compositeur
Voici comment Haydn lui-même présente la version originale pour orchestre des Sept dernières Paroles du Christ :
Une œuvre toute nouvelle, musique purement instrumentale faite de sept sonates dont chacune dure de sept à huit minutes16, avec en outre pour commencer une introduction et pour finir un « Terremoto » ou Tremblement de terre, ces Sonates sont composées d’après les paroles que le Christ notre Sauveur a prononcées sur la Croix, et adaptées à elles […].
Avec une mentalité encore toute platonicienne, il détaille le médium que sollicite son œuvre, son but, ses destinataires et les conditions de l’écoute :
Chaque […] texte n’est exprimé que par une musique instrumentale, mais de façon à susciter l’émotion la plus profonde dans l’âme de l’auditeur même le moins averti, l’œuvre entière dure un peu plus d’une heure, mais on fait une courte pause après chaque sonate pour qu’on puisse méditer sur le texte qui suit […].17
Vincent Genvrin
2 Tome 4, pp. 612-613, 8e édition, 1856. Je remercie Jean-Yves Hameline de m’avoir signalé cet ouvrage.
3 Cf. infra la commande faite à Haydn.
4 Père du célèbre Louis James Alfred Lefébure-Wely (1817-1869).
5 Le tam-tam est une sorte de gong utilisé pour la première fois en Europe par Gossec dans une Marche funèbre pour Mirabeau (1791) et alors à la mode pour produire des effets lugubres. Dans son Essai de 1809, dont Lefébure-Wely a certainement eu connaissance, Lasceux préconise de faire appel à cet instrument et à un chœur de voix « préparé et composé d’avance par l’organiste » pour augmenter l’effet du Judex crederis.
6 Les renseignements et citations qui suivent sont tirés pour l’essentiel de l’ouvrage de Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, réédition, 2001.
7 Par l’intermédiaire d’une lettre, hélas perdue (Marc Vignal, op. cité, p. 599).
8 Préface de la version oratorio éditée en 1801 par Breitkof & Härtel (cité par Marc Vignal, op. cité, pp. 284-85). Cette circonstance explique qu’il soit fait allusion à un oratorio, le transcripteur ignorant – ou feignant d’ignorer – la nature de la version originale.
9 Ibid.
10 Autobiographie de l’abbé Stadler (cité par Marc Vignal, op. cité, p. 285).
11 Constant Pierre, op. cité, pp. 341-342.
12 Rappelons que les motifs élaborés d’après le texte latin ne pouvaient être d’aucune utilité pour énoncer les mêmes Paroles en allemand.
13 Antoine Reicha, Art du compositeur dramatique ou cours complet de composition vocale […], Paris, Richault, 1833. Je remercie mon collègue Jean-Marc Leblanc de m’avoir signalé ce texte.
14 Cet affect est tout particulièrement mis en valeur dans la première Sonate qui illustre la parole « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font ».
15 Le choix des 11 et 17 avril pour l’exécution au Concert spirituel de Paris n’est évidemment pas un hasard.
16 Avec les reprises des Sonates II à VII (absentes dans le présent enregistrement).
17 Lettre de Haydn à son éditeur londonien Forster, 8 avril 1787 (Marc Vignal, op. cité, pp. 288-89 ; nos italiques).
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