La transcription
par Vincent Genvrin

pages : 123


Couleurs sonores

Les formules instrumentales et mélanges utilisés par les organistes français à l’époque de Haydn se distinguent nettement de ceux en usage auparavant. Dom Bedos (L’Art du facteur d’orgues, 1766) se rattache en grande partie à l’école « Louis XV » : d’après son auteur, la première version de la table a été corrigée par Calvière, mort en 1755.1 Mais il décrit aussi certains usages nouveaux, sans doute communiqués par Armand Louis Couperin, dont le nom est également cité par Dom Bedos. Il faut attendre l’Empire pour que soit rédigée une table consignant toutes les innovations. Il s’agit de l’Essai théorique et pratique (1809) de Guillaume Lasceux, ouvrage décidément irremplaçable.

Voici quelques traits caractéristiques de l’orgue postclassique qui nous intéressent au premier chef :
   –  Le Récit de dessus est pratiqué plus que jamais, en conservant son ancien nom issu de la tragédie lyrique, mais d’une toute autre manière : la pédale (avec 16 pieds) est employée systématiquement, l’accompagnement devient un interlocuteur à part entière, sur les « Flûtes » (Montre 8 + Bourdon 8 + dessus de Flûte 8) ; parmi les jeux de solo on trouve le Cromorne, la Trompette, de moins en moins la Tierce et de plus en plus le Hautbois (le Cornet de Récit demeure réservé aux soli des Grands chœurs). Il existe aussi des Récits spécialement dédiés aux Flûtes.
   –  Les Récits en taille ou en basse disparaissent peu à peu. En revanche les Trios, Quatuors et « Quintettes » avec Pédale se développent, selon une formule issue de la musique de chambre : alternance de ritournelles, de récits2 et de polyphonie, cette dernière très légère, avec une ou deux voix de « remplissage » ; on donne parfois une dimension orchestrale avec intervention de l’Echo (Trompette) pour des « effets de cors ». Les jeux solistes utilisés sont le Cornet et le Cromorne ou, formule plus moderne, Hautbois et Cromorne, ou encore Hautbois et Basson si l’on dispose de ce dernier jeu.
   –  Nouveauté importante, ce que l’on appellera au XIXe siècle un « chœur » : mélange de tous les Fonds 16, 8 et 4 avec un jeu d’anche, Voix humaine, Cromorne ou Clairon.
   –  Le Grand jeu (bientôt appelé « Grand chœur ») mélange Bombardes, Trompettes, Clairons, Cromorne et Hautbois (du Positif) avec les seuls Prestants et Cornets ; la quantité impressionnante de jeux d’anches, la Bombarde manuelle, les anches Pédale avec ravalement, les tailles très généreuses des tuyaux, le soin apporté à l’harmonie lui confèrent un effet spectaculaire.
   –  Les formules concertantes se développent (Concerto de Flûtes, de Hautbois, Symphonie concertante), combinant récits et tutti sur le chœur  d’anches.

Comme on le constate, la musique d’orgue suit à la trace les innovations dans le domaine de l’orchestre et de la musique de chambre, avec une prédilection marquée pour les jeux d’anches, équivalent de l’engouement contemporain pour les instruments à vent.

Le roi des instruments

On croit souvent que la technique organistique de la fin du XVIIIe siècle se borne à reproduire celle du pianoforte naissant, pour le meilleur et pour le pire. Si cette affirmation est corroborée par la lecture des « journaux d’orgue », destinés à des amateurs ayant une pratique du pianoforte, il n’en est pas de même lorsque l’on examine l’Essai théorique et pratique de Lasceux, très varié dans ses modèles d’écriture. Certaines pièces sont calquées sur la voix (référence au « chant sur le livre »). D’autres, issues de la musique de chambre pour cordes ou vents, en reproduisent le relief et la texture grâce au jeu sur plusieurs claviers et surtout l’usage du pédalier3 : l’auteur n’agit pas autrement qu’un François Couperin ou un Nicolas de Grigny confronté à telle disposition issue du motet à deux dessus.

Les paradigmes du pianoforte sont certes présents mais, plus que les formules digitales caractéristiques de l’époque (Duo de Hautbois et de Voix humaine, sous-titré Thema con varia), qui cohabitent avec quelques souvenirs du clavecin (« pouces pivots » ramistes dans le Duo), c’est la technique de réduction d’orchestre qui transparaît4 : décrite dans la Méthode de Louis Adam5, celle-ci consiste essentiellement à trouver des équivalences pour les innombrables bariolages et notes répétées caractéristiques de l’écriture pour les cordes.

Transcrire les Sept Paroles ne se résume donc pas à jouer la version pour piano en faisant dialoguer les claviers au gré des nuances dynamiques, procédé sommaire, sans doute suffisant à l’époque pour un amateur provincial mais qui eût fait sourire un organiste de grande paroisse parisienne.

La diversité des versions est ici un atout, réduisant à néant, avec la bénédiction du Komponist, le syndrome du transcripteur : faut-il rester le plus fidèle possible à l’original, dans quelle mesure peut-on s’en éloigner ? Nous avons vu que Lasceux s’inspirait de presque toutes les techniques instrumentales et vocales en cours à son époque. C’est bien dans toutes les versions qu’il faudra puiser pour faire sonner les Sept Paroles sur un grand orgue postclassique. A l’usage, c’est cependant la version pour quatuor qui est apparue comme la plus proche des modèles organistiques contemporains.

L’orgue-orchestre

Une remarque est nécessaire concernant la version originale. L’instrumentation s’y révèle bien différente de celle que pratique Haydn dans ses symphonies, comme par exemple L’Ours dont le manuscrit contient quelques esquisses des Sept Paroles. A l’orchestration virtuose et raffinée, faisant la part belle aux pupitres de vents, de la Symphonie parisienne, s’oppose la conception massive de l’œuvre sacrée : la quasi totalité du discours musical y est confiée aux cordes, les instruments à vent se contentant de doublures, certes ingénieuses, mais dépourvues de toute autonomie. A telle enseigne que Haydn, pressé par son éditeur de fournir la transcription pour quatuor, a pu l’autoriser à imprimer la partie de premier violon des premières Sonates en reproduisant la partie équivalente de l’orchestre.6 Volonté de définir un style d’église sobre, dépourvu de tout pittoresque ? Métier du compositeur conscient des contraintes acoustiques d’une église ?7 Méfiance à l’égard des capacités des « soufflants » de bas-chœur, certainement plus réduites que celles des grandes formations des institutions de concerts et des salons aristocratiques ? Il est difficile de répondre, dans la mesure où les œuvres sacrées pour grand orchestre sans l’apport de la voix sont rarissimes.

Quoi qu’il en soit, on constatera que notre transcription, réalisée d’après les habitudes des organistes français de l’époque, friands de jeux d’anches utilisés à tout bout de champ en « récit » ou en « chœur », sonne de manière plus… orchestrale que la propre orchestration du compositeur ! Une version pour un orgue germanique de la fin du XVIIIe siècle, richement pourvu de jeux de fonds en camaïeu, de basses profondes8, d’anches douces, sonnerait d’une manière sans doute plus proche des conceptions viennoises en matière de musique d’église. Cependant notre projet n’était pas d’illustrer ces conceptions mais bien de servir un type précis d’instrument.

Hiatus

La tâche la plus délicate, une fois admise l’idée de jouer les Sept Paroles sur un orgue postclassique, est assurément le choix des couleurs sonores. Une lecture rapide de l’œuvre évoque fréquemment tel mélange typique, tel dialogue de claviers, telle répartition des parties entre manuels et pédale, telle doublure intéressante. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : la structure des pièces de Haydn réclame la combinaison de deux, voire trois registrations courantes, et par conséquent de changer les jeux à plusieurs reprises, voire de faire appel à des assistants. Or, on le sait, les organistes français de cette époque ne modifiaient jamais leur registration en cours de pièce.

L’explication de ce hiatus est complexe. Haydn, conscient de la difficulté de faire se succéder sans lassitude « sept Adagios devant durer chacun environ dix minutes »9 (en réalité huit, avec l’Introduzione), a conçu de « véritables » formes sonates, au sens que donnera le XIXe siècle à cette expression, avec des thèmes très caractérisés, souvent intégralement transposés lors de la réexposition.10

A ce découpage formel devrait correspondre, à l’orgue, une juxtaposition de couleurs sonores. S’en tenir à une seule aboutirait à une insupportable monotonie, voire à de graves contresens affectant le discours musical. En effet la sonorité de l’instrument à tuyaux, inerte par nature, contrairement à celle de tous les autres instruments sans exception, réclame une forme quelconque d’animation, ordinairement contrapuntique11, ornementale ou encore « timbrique ».

La musique française du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe est un bel exemple d’utilisation simultanée de ces trois procédés, qui lui confèrent une vie si intense. L’insistance sur le troisième d’entre eux, la variété des couleurs sonores, est remarquable, alors même que, sur ce point, la facture demeurait fort limitée. La seule astuce qu’autorisait une technologie encore rudimentaire était la multiplication des claviers : on en construisit fréquemment quatre, et bientôt cinq, auxquels il faut encore ajouter le pédalier.

Cette variété était également favorisée par un usage liturgique qui n’avait d’ailleurs pas été conçu dans ce but : l’alternance. En faisant se succéder de courtes pièces entre lesquelles, alors que résonnait le chant du lutrin, l’organiste changeait du tout au tout le « décor » sonore, lui-même susceptible de se déployer sur les différents claviers, on obtenait en cette matière tout ce que l’on pouvait désirer.12

A l’époque des Lumières, la fringale de timbres n’avait aucune raison de se calmer, bien au contraire. Le style classique renonçant plus ou moins complètement au contrepoint et aux agréments, il était plus que jamais nécessaire de colorer le discours musical. Au début du XIXe siècle au plus tard, sans doute dès la fin du XVIIIe siècle, l’on se mit à pratiquer des changements de registres en cours de morceau : on en trouve dans les longues pièces « à effets » comme le verset Judex crederis du Te Deum (cf. Lasceux et Boëly), quoique ponctuels et limités aux possibilités de l’organiste seul à sa console. Car celui-ci, improvisateur avant tout, ne toléra jamais la présence d’assistants à ses côtés comme cela se faisait en Allemagne du Nord. C’est la pratique assidue du répertoire écrit, répandue à partir des années 1860, qui introduisit ces individus dans les tribunes françaises, de manière tout à fait exceptionnelle d’ailleurs.

Faire appel à des assistants pour les Sept Paroles serait donc un anachronisme ; y renoncer serait prendre le risque de ne pas rendre totalement justice à l’œuvre : nous verrons la manière dont nous avons résolu ce dilemme.

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1 Ce qui indique qu’elle a été conçue indépendamment de L’art du facteur d’orgues, rédigé à partir de 1763.

2 Les pièces de musique de chambre de l’époque comportent souvent la mention « solo ». Dans la mesure où ces pièces étaient jouées à un seul instrument par partie, cela signifie que la partie en question devait être jouée « en dehors » et avec expression. Les organistes reproduisent le procédé mais avec un résultat beaucoup plus tranché au niveau du timbre (jeu d’anche accompagné par des fonds) ; d’où cet aspect « concertant » de pièces pourtant inspirées du quatuor ou du quintette à cordes.

3 Il est généralement admis que les français faisaient peu usage du pédalier avant que n’entrent en scène les disciples de Lemmens, à la glorieuse exception de Boëly. Lasceux contredit cette idée reçue avec une partie de pédale indépendante dans toutes les pièces « récitantes ». En revanche, dans les pièces sur le Grand chœur, c’est bien la main gauche qui fait la basse, le pédalier n’intervenant que pour ponctuer, en doublure à l’unisson ou à l’octave grave. Les instruments confirment cette pratique : pas de tirasse, Flûte 16 bouchée, Flûtes 8 et 4 ouvertes pour les pièces douces, batterie d’anches insuffisante pour assurer une basse à elle seule mais parfaite en complément des mains. Dès qu’apparaît la Tirasse, l’écriture se transforme : basse à la pédale, accords chargés aux mains (autorisés par une soufflerie plus performante), la main gauche étant débarrassée du souci de la doublure, et bientôt ajout de mixtures à la manière allemande pour équilibrer la sonorité. C’est au même moment que l’on dote la Pédale de fonds plus sonores (Flûte 16 ouverte et non plus bouchée, Violoncelles, Flûtes 8 et 4 embouchées plus fortement).

4 Dans son commentaire du Concerto de Hautbois, Lasceux parle de « traits et d’effets d’orchestre ».

5 Louis Adam, Méthode de piano du Conservatoire, an XII (1804), article onze, De l’art d’accompagner la partition.

6 Il y a toutefois quelques exceptions. Ainsi, aux mesures 21 à 24 de la Sonate III, le motif principal est confié à la flûte solo : dans la version quatuor, on entend donc la seule formule d’accompagnement pendant quatre mesures… Ce petit détail incite à relativiser le prestige d’une version souvent considérée à tort comme la version originale et qui n’est peut-être qu’une simple « réduction » à usage domestique.

7 L’enregistrement de Jordi Savall, réalisé dans le lieu même de la création, l’église Santa Cueva de Cadix, révèle une très longue réverbération, sans doute atténuée par la présence de nombreux fidèles et les tentures dont parle Haydn.

8 Dans la version d’orchestre, la contrebasse double la partie de basse en toutes circonstances, tel un honnête Violonbass 16 de pédale. 

9 Cf. supra.

10 Cf. par exemple la Sonata II.

11 En 1936, Maurice Duruflé écrit : « […] le style polyphonique est celui qui convient le mieux au caractère même de l’orgue, à cette sonorité immuable qui, précisément à cause de sa fixité un peu rigide, a besoin de mouvement. » (Questionnaire adressé aux jeunes organistes français par Bérenger de Miramont pour la revue L’Orgue, n° 27 et 28, 1936.)

12 On remarquera que les auteurs de messes, de Nivers (1667) à Boëly (1842), s’ingénient à renouveler du tout au tout la registration d’un verset à l’autre, au prix de manœuvres parfois risquées (cf. le passage du Grand jeu au Grand Plein jeu entre le dernier Kyrie et l’Et in terra pax chez Grigny). 


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