Une transcription pour orgue de la Gran Partita de Mozart : utopies et réalité
par Vincent Genvrin


 

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Au sujet de mon précédent enregistrement, consacré à une transcription des Sept dernières paroles du Christ de Haydn1, une plume des plus autorisées écrivait, dans Le Monde de la Musique :

« Une initiative intéressante, mais qu’il ne faudra pas renouveler trop souvent. »

Doté d’un inaltérable esprit de contradiction, je décidai de « m’attaquer » immédiatement à une autre œuvre emblématique du classicisme viennois, toujours dans le but d’illustrer l’orgue François Henri Clicquot dont j’ai le bonheur d’être titulaire.

Quelques mots ne seront pas inutiles pour expliciter à nouveau ma démarche. Chef-d’œuvre de l’époque des Lumières, l’orgue de Saint-Nicolas des Champs à Paris souffre, comme tous les instruments de cette époque, d’un déficit de répertoire. Les organistes du temps, s’ils furent certainement de grands improvisateurs (des témoignages l’indiquent), n’accordaient que peu d’importance à l’écrit. Leur production, d’ailleurs abondante, consiste essentiellement en pièces destinées au religieux et religieuses ainsi qu’à une catégorie nouvelle de musiciens, alors en pleine expansion, les amateurs. Il en résulte des musiques souvent simplifiées où le souci de la quantité prime largement sur celui de la qualité. Jouer ces musiques, au demeurant charmantes pour la plupart, ne rend qu’imparfaitement compte, à mon avis, des possibilités infinies des grands instruments de Clicquot et de la manière dont ils étaient utilisés à l’époque par les virtuoses.

A quelques rarissimes exceptions près, la transcription n’était pas pratiquée par ces virtuoses.2 Etant donné le rapport particulier que les organistes de ce temps entretenaient avec l’écrit, je considère celle-ci comme un compromis. Imaginons un instant que le Livre d’orgue de J.-F. Dandrieu ait disparu, et que seules aient subsisté les Suites de Dagincourt, manifestement destinées à un « dilettante » : il eût mieux valu, pour illustrer l’orgue français du temps de Louis XV, muer en offertoires les Sonates en trio du premier que de se contenter des piécettes du second ; moyennant quoi on eût par la même occasion échappé à l’anachronisme, les Offertoires de Dandrieu étant effectivement des transcriptions de ces Sonates en trio

Surtout, la transcription de grandes œuvres viennoises, outre qu’elle offre des garanties certaines quant à la qualité de l’écriture et de l’inspiration, présente l’inappréciable avantage de respecter le style musical auquel les grands Clicquot étaient dédiés. Rappelons que ce style a connu, dans les années 1770, une « internationalisation » massive, sous la bannière de l’esthétique dite classique.  Comme aux époques précédentes, l’orgue tente de reproduire les effets sonores instrumentaux alors en vogue. Les registrations et modes de jeu des organistes français de la fin du XVIIIe siècle peuvent donc s’appliquer sans difficultés à bien des œuvres de compositeurs étrangers comme Haydn ou Mozart. Ce faisant on demeure infiniment plus proche de l’usage qui fut fait des grands Clicquot qu’en y jouant la musique de la fin du XVIIe ou du début du XVIIIe siècle (Fr. Couperin, Grigny, Marchand, etc.), a fortiori qu’en y interprétant la musique européenne antérieure à la révolution « cosmopolite » du classicisme.  

Par ailleurs, la Gran Partita révèle des affinités particulières avec le monde de l’orgue français contemporain, comme nous allons le voir.

Une œuvre utopique

Certainement la plus célèbre des œuvres pour ensemble d’instruments à vent composées par W. A. Mozart, la Gran Partita K. 361 est aussi la plus mystérieuse : aucun renseignement précis ne nous est parvenu sur sa genèse, son exécution et même son titre exact. On sait seulement que quatre mouvements d’une « grande musique » pour treize instruments furent joués en 1784 au Nationaltheater de Vienne.

Les instruments à vent connaissent une vogue sans précédent durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. La clarinette, le cor de basset, le contrebasson sont inventés et perfectionnés, la virtuosité se développe de manière prodigieuse, sous l’impulsion, entre autres, d’Anton Stadler, initiateur et protagoniste du concert de 1784. Surtout, on les réunit en ensembles autonomes, la formation la plus courante étant celle de l’octuor (hautbois, clarinettes, bassons et cors par deux). Ces ensembles sont employés par l’aristocratie pour des divertissements en plein air, des concerts, la musique de table, avec un répertoire d’œuvres originales et de pots-pourris d’airs d’opéra. La franc-maçonnerie y fait également appel, avec une prédilection pour la clarinette et le cor de basset. Mozart fut l’un des principaux acteurs de cet engouement, révélant dans ses compositions un sens aigu des possibilités mais aussi… des limites d’instruments délicats à manier et en pleine évolution.

C’est très certainement pour résumer son expérience, magnifier un genre paradigmatique et aussi pour explorer de nouvelles possibilités que Mozart conçut la Gran Partita. Exceptionnelle, cette œuvre l’est d’abord par son instrumentarium : à l’octuor « ordinaire » s’ajoutent deux cors de basset, deux cors supplémentaires et une contrebasse à cordes, soit un ensemble de treize instruments, dont huit à anches. La contrebasse était nécessaire pour fournir des graves – point faible des vents – à un ensemble aussi complet (le contrebasson, qui résoudra en partie ce problème, n’était semble-t-il pas connu de Mozart à cette époque).

Les proportions de l’œuvre sont considérables : sept mouvements pour une durée totale d’une cinquantaine de minutes, soit presque le double d’une longue symphonie. Il semble que Mozart ait voulu y convier tous les genres de musique pratiqués par les ensembles à vent : introduction « sérieuse » de caractère maçonnique (avec l’articulation ternaire de rigueur), gai Allegro à la manière française, Menuets avec un des trios en Ländler, Finale en faux pot-pourri avec épisodes alla turca, etc. A cet inventaire s’ajoute une dimension vocale particulière à Mozart qui culmine dans le sublime Adagio, sorti tout droit d’un opéra imaginaire. Plus qu’à une vaste symphonie pour vents, c’est à un mini opéra que l’on assiste, grâce à une succession rapide d’épisodes très caractérisés. La virtuosité instrumentale, les effets de contraste et de fusion des timbres sont poussés à un point de maîtrise et d’inventivité jamais atteint.

Utopique dans sa conception, l’œuvre connut apparemment le destin naturel d’une utopie : aucune trace d’une exécution intégrale avec l’instrumentation requise ne nous est parvenue, les interprètes de l’époque se contentant d’extraits (comme en 1784), le plus souvent dans une version réduite pour octuor, d’ailleurs très diffusée.

L’orgue français des Lumières : de l’utopie à la réalité

Instrument à vent, formé en partie de jeux à anches, l’orgue français a largement profité de l’engouement précédemment décrit et même, d’une certaine manière, l’a anticipé : de vastes « chœurs d’anches » apparaissent dès les années 1740-1750 dans les instruments des grandes abbayes bénédictines, grâce à des facteurs tels que les frères Lefebvre, Riepp ou encore Dom Bedos. Héritier de ces audacieux pionniers, François Henri Clicquot (1732-1790), qui monopolise le marché parisien dès les années 1770, mène la facture et l’harmonisation des jeux d’anches à un degré de perfection inégalé. Il introduit de nouveaux timbres de caractère résolument imitatif (Hautbois, Basson, Clarinette), qui placent l’orgue au cœur des recherches contemporaines en matière d’instruments à vent.

La dimension utopique est très présente dans cette facture d’orgue avide de monumentalité et d’innovation. En son célèbre traité intitulé L’Art du facteur d’orgues (Troisième partie, 1770), Dom Bedos de Celles propose le plan « du plus grand orgue qu’on puisse faire », pourvu de 5 claviers et 86 jeux, dont un chœur d’anches colossal. Si le bénédictin ne construisit jamais cet instrument gigantesque, pas plus que Boullée n’édifia son Cénotaphe de Newton sphérique (1784) – faute sans doute de moyens techniques adéquats, respectivement ceux de la traction assistée et… du béton ! – du moins les facteurs s’en approchèrent autant qu’il le purent : citons le plus grand orgue du royaume à la basilique Saint-Martin de Tours (frères Lefebvre, 1761, V/67) et sa réplique à peine réduite en l’église Saint-Sulpice de Paris (Clicquot, 1781, V/64).

L’orgue de Saint-Nicolas des Champs (Clicquot, 1777, V/45), s’il ne peut prétendre à de tels records, n’en affiche pas moins une indéniable aspiration au monumental. Ambition d’ailleurs très au-dessus des moyens d’une simple paroisse : cet instrument entièrement neuf n’était toujours pas payé entièrement lorsque qu’éclata la Révolution.

La Gran Partita à l’orgue

Au delà des affinités de mode de production du son et de timbre entre les ensembles à vent des Lumières et l’orgue français de la même époque – avec la limite, essentielle, que constitue le débit et la pression du vent, variés par la grâce du souffle humain d’un côté, d’une impersonnelle uniformité de l’autre – les modes d’écriture respectifs des deux « formations » présentent des analogies frappantes.

Le nombre important d’instruments que requiert la Gran Partita s’explique certes par un désir de variété dans les timbres et les tessitures. Les treize parties, pourtant, se réduisent fort bien avec le seul concours des deux mains et des deux pieds d’un organiste, à un mouvement (Adagio) et quelques courts fragments près. La raison en est que l’effet principal autorisé par ce riche instrumentarium est la doublure à l’octave grave, appliquée aux tutti mais aussi à la mélodie, voire aux formules d’accompagnement ; effet nouveau, qui connaîtra au XIXe siècle un développement considérable dans l’orchestre lyrique et symphonique.

Or, cette doublure est connue à l’orgue depuis les origines, par le truchement des jeux dits « de seize pieds » et leurs harmoniques (Quinte 5 1/3’, Tierce 3 1/5’), peut-être inspirés par les résonances inférieures des cloches. Tout d’abord appliqués au Plein jeu, ces registres graves enrichirent à partir de la Renaissance des ensembles de fonds (Fond d’orgue), parfois unis aux mutations (Grand jeu de Tierce) et, dès 1720, le chœur d’anches, grâce au jeu dit de « Bombarde ».

Friands d’anches de détail et de doublures graves, les organistes des Lumières inventèrent des combinaisons nouvelles associant le Fond d’orgue avec seize pieds et un ou deux jeux d’anches : Cromorne (au timbre proche de la Clarinette), Voix humaine ou encore Clairon parfois associé au Hautbois. On ne peut exclure que ce furent ces « mélanges » qui influencèrent les compositeurs pour instruments à vent : on sait que Mozart entendit à Paris le célèbre virtuose Jean-Jacques Beauvarlet-Charpentier en 1778, quelques années avant la date de composition présumée de la Gran Partita.

Avec de telles registrations, l’œuvre en question conserve à l’orgue son « profil sonore » d’origine. S’il ne peut évidemment rendre justice à la souplesse et au suprême raffinement des alliages entre les instruments, ici poussés à l’extrême, celui qui est réputé leur « roi » (dixit Mozart lui-même) apporte l’avantage d’un Grand chœur très puissant, effet qui ne trouvera son équivalent à l’orchestre que lorsque les instruments à embouchure auront été suffisamment perfectionnés (Berlioz, Symphonie funèbre et triomphale, 1840).

On pourra juger qu’une telle transcription n’apporte pas grand-chose au chef-d’œuvre de Mozart, et l’on n’aura sans doute pas tort. En revanche, il me semble que Mozart apporte beaucoup à l’orgue. Faire se rencontrer un somptueux instrument de Clicquot et une des œuvres les plus étonnantes de son temps, grâce aux « passerelles » que nous offre une culture commune à leurs auteurs, telle a été l’expérience que j’ai voulu tenter.

Bis repetita

Je ne peux hélas que réitérer les observations déjà formulées au sujet des Sept paroles du Christ concernant l’état actuel de l’orgue de Saint-Nicolas des Champs. Les inconvénients dus à une alimentation déficiente, à une mécanique délabrée, à l’accumulation de poussière altérant l’accord des jeux de fond et l’attaque des jeux d’anches, sans parler de l’influence sur la sonorité du levier pneumatique appliqué en 1930, sont ici encore plus criants, la musique de Mozart manifestant un dynamisme sans commune mesure avec les graves méditations de Haydn. On pourra ainsi regretter quelques tempi trop lents et la mollesse de certaines articulations dont l’interprète n’est pas ici le seul responsable. A cela s’ajoute la nécessité de transposer un ton plus bas, afin de bénéficier du do# et du ré aigus – tout en restituant le diapason ancien –, opération compliquant passablement son travail. A l’auditeur de juger si les avantages compensent suffisamment les inconvénients d’un orgue « non restauré », dans le but avoué de mieux faire connaître l’orgue de Saint-Nicolas des Champs.

Vincent Genvrin


1 Hortus 057, 2008.

2 Du moins la transcription dans son sens strict, à savoir jouer à l’orgue une partition qui ne lui est pas destinée. Mais si l’on désigne par ce terme l’emploi sur cet instrument, en improvisant ou en composant, de paradigmes instrumentaux qui lui sont a priori étrangers (notes répétées des cordes, « basses d’Alberti » du piano, profils mélodiques vocaux, etc.), alors les organistes des Lumières, comme du reste leurs prédécesseurs et successeurs, furent d’infatigables « transcripteurs ».


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