Quelques réflexions sur l'harmonie

par Vincent Genvrin

 

 

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Bien que situé en plein centre de Paris, l’orgue de Saint-Nicolas des Champs n’a subi qu’une seule restauration depuis 1871. Celle-ci, menée par Victor Gonzalez en 1930, fut à la fois désastreuse au plan patrimonial, avec la disparition de la mécanique et de la console anciennes, et, nonobstant les habitudes du temps, substantiellement conservatrice, nous valant la préservation des sommiers et de tout le matériel sonore. Après cette date, les grandes campagnes menées en faveur des orgues anciens laissèrent l’instrument sur le bord du chemin.

Malgré des dommages réels (oxydation de certains tuyaux due à l’accumulation de poussière, mauvais état général, particulièrement de la mécanique reconstruite en 1930), il faut peut-être considérer cet état de choses comme une rare opportunité. La restauration de l’orgue de Saint-Nicolas des Champs sans cesse différée soulève en effet, contrairement à celle de son « frère » quasi intact de la cathédrale de Poitiers, menée à bien en 1994 par Jean-Loup Boisseau et Bertrand Cattiaux, plusieurs questions auxquelles il est parfois difficile de répondre.

L’instrument est bien un Clicquot, à la mécanique près, mais entendu à travers le filtre de deux interventions (Dallery, 1825 et Ducroquet, 1854) présentant l’avantage d’avoir été élaborées dans le même cadre esthétique que l’instrument d’origine, à savoir le postclassicisme. En faire fi serait dommageable au plan patrimonial, avec la disparition de très beaux jeux bien conservés au profit de jeux neufs. Ce serait surtout, concernant l’harmonisation, perdre une sonorité qui, pour n’être pas exactement celle de 1777, a le mérite d’être « authentique » (dans les sens où elle est un témoin de l’histoire), au profit d’une restitution hypothétique par nature.

Il serait bien entendu possible de s’inspirer, pour une telle restitution de l’harmonie d’origine, d’un instrument mieux conservé et de dimensions comparables, en l’occurrence celui de Poitiers. Mais ce serait supposer que tous les Clicquot étaient harmonisés de la même manière quel que soit le milieu acoustique et nier un « projet sonore » du facteur, certainement différent à chaque réalisation. Quant aux éléments objectifs révélés par la tuyauterie elle-même, bien malin qui pourra attribuer avec certitude telle intervention à Clicquot modifiant sur place son harmonie ébauchée au mannequin, à l’un ou l’autre des Dallery, ses disciples, voire à l’employé de Ducroquet, lequel œuvrait en restaurateur et non en créateur. L’opération se complique encore avec un troisième et dernier filtre, celui de Gonzalez, dont les modifications, malgré le décalage esthétique criant qui le distingue de ses prédécesseurs, ne sont pas toutes aussi facilement repérables qu’on pourrait le croire.

La solution pour dénouer l’écheveau est, à mon avis, une réflexion approfondie concernant l’esthétique postclassique. Citons quelques lignes du grand harmoniste qu’est Jean-Marie Tricoteaux1 :

En ce qui me concerne, [pour harmoniser un orgue neuf], je m’imagine la musique qu’on pourra jouer sur l’orgue, et de quelle manière. Si c’est un orgue très « Renaissance » je m’imagine un son très « vocal » où une trop grande égalité des sons ne serait pas bonne puisque chaque note reçoit un traitement dynamique et rythmique particulier. Dans un orgue romantique, la dynamique se faisant sur de grandes phrases, il ne faut pas qu’une inégalité due à l’harmonisation des tuyaux perturbe la progression de cette phrase. C’est la connaissance des styles et de la musique qui permet au facteur de ne pas se perdre et de « garder le cap », particulièrement dans les grands instruments.

Pour harmoniser Saint-Nicolas des Champs, il paraît donc indispensable de connaître à fond le type de musique auquel l’instrument est destiné, en particulier ses caractéristiques dans le domaine mélodique et orchestral, situées quelque part (mais où ?) entre les deux cas d’école évoqués ci-dessus. Une telle connaissance guidera le restaurateur, lequel, pour reprendre une expression favorite du même Jean-Marie Tricoteaux, « interprète » les éléments objectifs dont il dispose comme un instrumentiste interprète une partition.

On ne peut étudier sérieusement le postclassicisme sans admettre un postulat de base : à savoir que le monde nouveau qui s’ouvre dans les années 1770 rompt définitivement les amarres, « culturellement » parlant, avec tout ce qui a précédé, malgré les apparences d’une continuité artisanale dans le domaine de la facture. Manifestant tout du long une grande cohérence esthétique sans s’inquiéter des sursauts d’une histoire politique agitée, le postclassicisme trouve sa conclusion au cours d’un XIXe siècle déjà largement entamé.

Si cette notion de continuité guide l’harmoniste, il observera d’un œil plus attentif les traces d’une évolution en quelque sorte « organique », permettant (peut-être) de comprendre, sinon d’appliquer, ce qu’était l’état d’origine. Au contraire, en considérant Clicquot comme le dernier héritier d’une longue tradition balayée par la Révolution, le même harmoniste effacera tout ce qui s’apparente à une « décadence », imprimant à l’instrument une sonorité peut-être valable en soi mais ne révélant guère plus, de l’état d’origine, que l’idée artificielle qu’il s’en fait.

Vincent Genvrin


1 Texte publié avec l’autorisation de l’auteur et consultable sur son site http://www.tricoteaux.com/


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